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« Tu me fais honte. Tu as de la chance que le vieux te passe tout. Moi, je te… »

Il se taira, trop tard, en m’entendant claquer la porte, en me voyant foncer. Bon Dieu, avez-vous entendu ce Jean-Foutre ? J’ai eu, une seconde, l’impression de me dédoubler, de me revoir, de jouer au revenez-y. Voilez-vous la face, M. Astin, vous qui, à Villemomble, dans vos sévérités, mesurez votre auguste voix. C’est un père grossier, tout rouge, qui clame :

« Dis donc, toi, si tu t’occupais de tes fesses… »

Enfin, pour la Fête des Morts, nous voici tous au cimetière, aux quatre coins du caveau de famille des Hombourg : un caveau à dix places, qui rassemble, pour l’instant, les grands-parents, une tante, un frère mort en bas âge, le commandant et Gisèle. En mon absence, on n’a pas enterré Gisèle dans le caveau des Astin et je le regrette. Elle n’est pas chez moi ; et je ne pourrai pas, plus tard, auprès de ma femme, retrouver cette longue entente des os qui, dans les concessions à perpétuité, c’est-à-dire pour deux bu trois siècles — cinq à six fois la vie humaine —, replâtre les plus brefs, les plus mauvais ménages.

Cette entente posthume où tout s’efface et qu’un transfert pourrait lui imposer (j’y ai pensé), elle a dû la refuser, la trouver hypocrite. Comme elle trouverait sans doute hypocrite la réunion de famille que nous tenons au-dessus d’elle, décemment vêtus de sombre et les bras encombrés de ces navrants chrysanthèmes que je trouve chaque année plus laineux, plus frisés, dans le grand moutonnement funéraire du jour. Laure arrache un brin d’herbe, redresse les couronnes de perles dont les inscriptions rouillent. À ma fille. À ma sœur. À ma femme. Laure, qui a choisi celle-ci pour moi, s’est montrée discrète. L’adjectif d’usage, c’est la couronne des enfants qui le proclame : À notre mère bien-aimée.

Ils étaient tous jeunes, à l’époque. Ils ne se souviennent pas d’elle. Mais ils la regrettent vraiment ; ils regrettent le mythe entretenu par leur grand-mère — qui adorait son aînée —, par Laure, devenue son ombre à mes côtés, par leur père que défend cette légende. Votre pauvre Maman qui était si jolie. Votre pauvre Maman qui était si bonne. Votre pauvre Maman… Nous faisons tous chorus dans l’évocation et nos silences mêmes sont des silences chauds. Imposture sacrée. Quel bourreau, du reste, aurait le cœur de donner la rime juste ? Votre pauvre Maman, qui avait un amant… Pour leurs orphelins les mortes ne laissent que des maris chéris ; les mortes ne laissent que des portraits parfaits. Il y en a au moins cinq dans la maison : un chez Louise, un dans l’escalier, un chez les garçons, un dans le vivoir, un dans ma chambre où Gisèle rit de toutes ses dents, en face du portrait de ma mère que j’ai seulement accroché un peu plus haut. Il y en a un sur cette tombe même, dans un médaillon d’assez mauvais goût. Sans le voir, Louise, très chose, pique du nez, torture le gravier d’un haut talon noir. Sans le voir, Michel observe sa minute de silence. Mais Bruno, étiré par son premier pantalon long, sec comme un piquet, n’en détache pas les yeux.

« Nous rentrons ? » demande Laure, du ton qu’il faut.

Oui, allons, allons vite. Pour l’entraîner j’ai pris le bras de Laure, qui sourit. Je le lâche aussitôt, mais je hâte le pas. Il faut que Bruno se secoue. Pour rien au monde je n’en soufflerais mot, à quiconque, mais il y avait dans son regard quelque chose d’intolérable. Nul reproche : ce n’est pas son affaire. Peu de piété : ce n’est pas son genre. Pas de chagrin : ce n’est plus le temps. Une sorte d’envie, plutôt. Une gourmandise aiguë d’enfant pauvre qui lèche la vitrine du confiseur. Le mythe nous ruine. Ce n’est pas sa mère pourtant qui l’élève ; ce n’est pas sa mère qui a dû oublier ; ce n’est pas sa mère qui a souffert… La morte, encore une fois, démunit le vivant qui, de cette gourmandise, lui-même, est affamé.

IV

Pourquoi n’ai-je pas encore tout dit ? Pourquoi ai-je à peine parlé de Laure et de Marie ? Je ne sais. Abonné à l’embarras, j’y trouve aussi un bon refuge, de bons prétextes pour n’approcher de moi qu’à tâtons. Fausse pudeur. Parler d’abord de ceux qui vous occupent, c’est, hypocritement, s’occuper de soi-même. Chez les gens de la petite espèce, l’égocentrisme a cet aspect ; et s’il n’éclate pas, comme on le voit communément, c’est qu’ils ont pour se taire, pour feindre d’ignorer qui les gêne, une patience inouïe. Comme les poissons des abysses, ils savent obscurément supporter d’effrayantes pressions de silence. De la moindre allusion, durant des années, j’ai su ainsi me défendre pour m’enfermer dans une rigide — et risible — sérénité. Ma belle-sœur, un moment, a pu en être dupe. Mais certainement pas ma belle-mère, cette finaude ; et encore moins Marie Germin, dont l’amitié ne me ménageait guère et qui me répétait souvent :

« Mon pauvre Daniel, si je ne te connaissais pas, je te croirais amateur de situations fausses. »

Se faisant détester pour une heure, elle devait même, une bonne fois, ajouter :

« Car, en fait d’impasse, celle où t’a mis ta femme, n’est pas la plus déplaisante. Gisèle, au moins, est morte. Mais Laure, elle, est vivante. Vous vivez empêtrés dans un filet de regards et de sous-entendus. Tes voisins, tes amis, tes enfants mêmes te guettent… »

Mes enfants mêmes, oui. Cela devenait évident. Très jeunes, les enfants acceptent les choses comme elles sont. Puis, avec les centimètres, leur tête monte, comme disait Maman. Ils parlent sans réfléchir, ils ont des naïvetés aiguës, qui font mouche. Enfin ils réfléchissent, sans parler : ce qui n’est pas meilleur.

« Puisque tu fais comme si, ça ne changerait rien si tu te mariais avec Papa », disait Bruno à huit ans.

À douze, Louise éclatait de rire devant le nouveau facteur qui abordait Laure en murmurant : « Madame Astin ? » et lâchait étourdiment : « Enfin, presque », sans soupçonner le double sens que la malveillance pouvait prêter à ces mots. Mais l’année suivante, Michel rétorquait vivement : « Je vais chercher ma tante » au démonstrateur de la maison Singer, qui, lui aussi, demandait Mme Astin. Et plus tard, en telle occurrence — forcément fréquente — il se contentera de frémir du nez ou d’ébaucher à mon adresse un engageant quart de sourire.

À l’inverse, sa grand-mère devenait lancinante, m’asticotait avec la prudence acharnée du moustique. Les vieillards n’ont plus rien à craindre, sauf de partir trop tôt, avant d’avoir pu conclure. Assez rouée pour ne pas risquer un refus, donc pour ne pas poser de question directe, Mme Hombourg entendait m’avoir à l’usure. Pleine d’esprit de suite, décidée à m’offrir ses filles — et celle-ci, dans son esprit, rachetant celle-là — elle renouvelait inlassablement les hasards de la conversation, elle m’accrochait de toutes les façons. Sur le mode badin, on ouvrait un hebdo, on y voyait la photo d’un soyeux atelier de couture, on s’écriait :

« Je vois d’ici Daniel dans cette fosse aux lionnes ! Pas une n’arriverait à mettre son célibat en pièces ! »

Sur le mode sérieux, qu’elle maniait moins bien, Mamette grattait ses cordes vocales, toussotait par exemple, à propos d’un remariage :

« En voilà un qui était pressé, lui ! Enfin, quand on a des enfants et qu’une brave fille les accepte, on ne peut pas rater l’occasion de leur refaire un foyer normal. »

Mais sa préférence restait à l’hosanna, chanté à la cantonade, de préférence en l’absence de Laure, mais souvent en présence des enfants. Laure, notre merle blanc, Laure, notre perle (sous-entendu : à qui manque l’or d’une bague). Laure dont nous abusons depuis bientôt dix ans, Laure qui pourrait, Laure qui devrait, Laure que ses attaches empêchent, la pauvre fille, de nous quitter. Pour être gros, c’était gros : une vraie provocation. Je subissais, poliment, ses postillons. J’écoutais, imperméable, vraiment navré de son dépit et de la tête à claques qu’elle m’obligeait à lui opposer. Mais parce que j’avais déjà, en somme, consenti dans le passé à un arrangement de famille, parce que le proverbe « Qui ne dit rien, consent » signifie en réalité « Qui ne consent à rien le dit », parce qu’enfin, incapable de la remplacer, je n’écartais pas Laure et m’efforçais de la payer de quelques gentillesses, aussitôt interprétées, Mamette ne perdait pas l’espoir et, à la première occasion, redébobinait son fil blanc.