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Quand il se retrouva rue du Sahel, à nouveau rien en vue, ni à gauche ni à droite. Il décida d'emprunter, en marge de la station, une passerelle enjambant les voies protégées par une grille où reposaient des conditionnements vides et plus ou moins cabossés (Orangina, Cola, Yoplait), six cailloux, un litre étoilé brisé, une paire d'espadrilles bleu pétrole inutilisables, une petite pelle en plastique vert pour bac à sable et tout autour c'était le silence, le grand silence, le célèbre silence du 12e arrondissement.

Et dans ce silence, rien ni personne à perte de vue. Bien. Analysons la situation. De quatre choses l'une. Soit c'était, à Passy, Rose en imperméable beige. Soit c'était, à Bel-Air, Rose en blouson vert. Soit c'était Rose dans les deux cas, s'étant changée en moins d'une heure pour emprunter le métro dans deux sens différents, ce qui était très peu vraisemblable. Soit ce n'était elle dans aucun cas, ce qui n'était que trop vraisemblable. Allez, laisse tomber. Rentre chez toi. Reprends le métro, replonge sous terre. C'est ça, rachète un ticket. Et ne fais pas cette tête.

Et tout le temps que durerait son long retour, quatorze stations et deux changements, le métro lui paraîtrait plus sale, plus déprimant que jamais, quel que fût le zèle des services de nettoiement. On sait bien qu'au départ, point d'histoire, le carrelage immaculé du réseau, calqué sur celui des cliniques, avait pour but d'affaiblir sinon d'annuler les idées inquiétantes injectées par la profondeur – obscurité, moiteur, miasmes, humidité, maladies, épidémies, effondrements, rats – en déguisant ce terrier en impeccable salle de bains. Sauf qu'on aboutissait à l'effet inverse. Car il existe une malédiction des salles de bains. Une salle de bains un petit peu sale a toujours l'air plus sale que n'importe quelle non-salle de bains beaucoup plus sale. C'est qu'il suffit d'un rien sur une étendue blanche, banquise ou drap, d'un minuscule détail suspect pour que tout vire, comme il suffit d'une mouche pour que tout le sucrier soit en deuil. Rien n'est triste comme un cerne entre deux carreaux blancs, comme du noir sous les ongles, du tartre sur les dents. Rentré chez lui, Max n'aurait même plus à cœur d'aller prendre une douche.

Mais le lendemain matin, comme il sortait de chez lui, Max croisa de nouveau la femme au chien. Elle déployait cette fois son élégance de base – élégance de quartier, à mi-chemin de celle de ses soirées supposées et de sa tenue pour aller faire ses courses – et à peine l'eut-elle vue qu'elle marcha fermement vers lui. Ah, monsieur, dit-elle aussitôt, je vous ai vu hier soir à la télévision, par hasard, en zappant. Elle s'interrompit un instant en souriant, comme pour se faire pardonner l'usage de ce verbe. Ah, reprit-elle, je ne savais pas que nous avions un grand musicien dans le quartier. Je vais dire à mon mari (aïe, se dit encore Max) d'acheter vos disques. Elle lui sourit encore, différemment cette fois de toutes les autres avant de s'en aller sur ses talons très fins et Max, se retournant puis la regardant longuement s'éloigner, pensait qu'on dira ce qu'on voudra, la musique a du bon.

12.

À quelques jours de là, Max dut participer à un gala de bienfaisance au bénéfice d'il ne savait trop quoi mais dont Parisy jugeait qu'en termes d'image ça ne pouvait pas nuire. Une série d'interprètes devraient se succéder sur scène pour une petite intervention, Max connaissait la plupart d'entre eux, pratiquement rien que des copains, atmosphère détendue, zéro trac. L'ambiance dans la salle était également beaucoup plus décontractée qu'à l'ordinaire dans une salle de concert: public très familial et très peu concerné, énormément d'enfants, pas du tout le profil habituel du public de la musique classique. Quand vint le tour de Max, qui devait justement jouer les Scènes d'enfants de Schumann, il s'assit au piano dans une étonnante confusion: de la salle émanait un désordre d'interpellations, de bavardages, de rires et de bruits d'emballages froissés qu'il n'avait jamais affronté lors d'une exécution – car, quoi qu'on dise, le public de la musique classique est en général assez bien élevé, même quand il désapprouve en principe il se tait.

Sans pour autant se vexer, Max avait donc attaqué Des pays mystérieux dans cet environnement de kermesse, au point qu'il s'entendit à peine lui-même dans les premières mesures. Cependant, comme il continuait de jouer, il sentit la rumeur commencer à se dissoudre ainsi qu'un nuage, dégageant un ciel bleu silencieux, il perçut qu'il était en train de circonvenir l'auditoire, de l'amener à lui comme un taureau, de le concentrer, le tenir, le tendre. Bientôt le silence de la salle était aussi sonore, magnétique et nerveux que la musique elle-même, ces deux flux se renvoyaient l'un à l'autre et vibraient en commun – sans que Max maîtrisât aucunement ce que faisaient ses dix doigts sur ce clavier, sans qu'il sût d'où cela venait, de son travail ou de son expérience ou bien d'ailleurs comme un éclair, comme une grande lumière imprévue. Le phénomène est rare mais il peut se produire et vingt minutes plus tard, à peine eut-il achevé Le Poète parle qu'après un temps d'arrêt, un instant de stupeur suspendue, jaillit une ovation que Max n'aurait pas échangée contre un triomphe au Théâtre des Champs- Élysées.

Champagne. C'est la moindre des choses, il faut se remettre un peu. Champagne, bien sûr, mais, très vite, les organisateurs vinrent prier Max de dédicacer quelques disques à la demande générale. Bien sûr, dit Max, encore une petite coupe et je suis à vous. Il regagna la salle où l'on avait dressé une petite table, derrière laquelle était une chaise, devant laquelle une file d'attente assez considérable s'était en effet mise en place. Très vite, les Scènes d'enfants enregistrées par Max deux ans auparavant seraient en rupture de stock, presque aussi vite Schumann en général puis tout ce que l'on aurait sous le coude en musique romantique, ce serait un long défilé d'hommes intimidés au sourire suffisant, de femmes émues au sourire accessible et même d'enfants très bien coiffés au sourire grave et Max signait, signait, signait, ah toutes les fois dans une vie qu'on doit écrire son nom.

Or bientôt, dans cette petite foule, vint le tour d'un homme d'assez belle apparence, visage ouvert et complet sur mesure, qui déposa trois disques devant Max tout en se penchant vers lui. Vous ne me connaissez pas, dit-il, lui, sans sourire, mais vous connaissez ma femme et mon chien. Max, comprenant tout de suite de quoi il retournait, crut sa dernière heure arrivée. Nous-mêmes, sachant que sa mort est proche, serions fondés à croire que c'est maintenant qu'il va y passer mais non, pas du tout, on dirait même que tout se déroule plutôt bien. L'épouse de cet homme a dû lui raconter leur rapide rencontre nocturne, apparemment sans que se déclenche en lui quelque réaction de jalousie ni de vengeance homicide. L'homme exerce lui-même, explique-t-il, une profession qui n'est pas sans relation avec l'univers des beaux-arts. À quel nom dois-je les signer? demande Max plein d'espoir. C'est pour moi, dit l'homme, mon nom est Georges et je suis venu seul, sans ma femme et sans mes enfants. Ce ne sera pas ce jour-là que Max connaîtra le prénom de la femme au chien.

Tout ne se passa donc pas mal mais Max était un peu nerveux en quittant le cadre du gala de bienfaisance. S'il n'avait, faute de trac, guère eu besoin de boire avant de jouer, il avait par contre descendu après pas mal de champagne avec les collègues, de moins en moins nombreux jusqu'à ce qu'il n'y eût plus personne et qu'il dût à son tour s'en aller, traversant ensuite solitairement quelques bars desquels il fit aussi la fermeture jusqu'au dernier après quoi, ma foi, il faut bien rentrer se coucher.