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20.

Ce furent les sursauts désordonnés d'un hydravion qui l'éveillèrent, petit appareil jaune amerrissant dans la blancheur de l'aube au milieu d'un grand fleuve couleur mastic. Ouvrant les yeux, Max aperçut au loin, à droite, une ville d'assez bonne taille et d'aspect délabré au bord de l'eau. Iquitos, indiqua sobrement le pilote, jeune type à moustache linéaire, faciès de marbre ocre et fausses Ray-Ban foncées traitées à l'iridium.

À présent immobile, l'hydravion se balançait à la surface du fleuve, dans la chaleur extrême régnant à cette heure-ci déjà. Le jeune type déclencha l'ouverture de la porte au bout de quelques minutes, son menton désignant une pirogue à moteur qui approchait à vive allure puis s'immobilisa près des flotteurs de l'appareil. Max remercia le pilote d'un geste avant de sauter sur la pirogue qui redémarra aussitôt en direction du terminal fluvial situé en amont de la ville. Le piroguier semblait aussi peu bavard que le pilote et Max n'était muni que d'un petit sac dont il ignorait la provenance, contenant un nécessaire de toilette qu'il ne se rappelait pas non plus avoir acheté. Rien d'autre, pas d'effets de rechange, juste une enveloppe contenant un pécule en monnaie locale inconnue de lui, avec un bout de papier où était notés l'adresse d'un hôtel et un numéro de téléphone précédé du prénom Jaime. Ce pécule suffirait peut-être pour vivre quelque temps dans un pays à devise faible, ce qu'à première vue, de loin, l'allure assez misérable des lieux dénotait. Max n'osa pas essayer de demander au piroguier dans quel coin de l'Amérique du Sud on se trouvait au juste, cela aurait pu lui sembler, bizarre et Max en était de toute manière incapable, ne parlant ni l'espagnol ni le portugais. Quoi qu'il en fût, il faudrait se débrouiller d'abord pour acheter quelque chose à se mettre car il ne portait actuellement qu'une chemise et un pantalon de toile sans ceinture, avec des chaussures jaunes qui lui faisaient un peu mal.

Située au nord-ouest du continent sud-américain et à égale distance de trois frontières, coincée entre la forêt tropicale et l'Amazone, Iquitos est une ville de trois cent mille habitants bâtie sur la rive droite de ce cours d'eau considérable. Elle a été officiellement désignée comme port fluvial amazonien par l'article unique de la loi n°14702, le 5 janvier 1964. Sa température moyenne est de trente-six degrés. Encerclée par le fleuve et quelques-uns de ses bras, Iquitos peut aussi apparaître comme une sorte d'île puisque aucune route n'y accède: on ne peut s'y rendre que par l'air ou par l'eau. Le long de la rive se succèdent de petits embarcadères comme celui dont on approchait, à l'arrière-plan duquel stationnait un véhicule Ford occupé par deux hommes prénommés Oscar et Esau, qui finirent par s'en extraire pour venir accueillir Max.

Beaucoup plus jeune qu'Esau, plus volubile et rond, chemisette et chaînette au cou, Oscar parlait un excellent français. Sans nommer directement Béliard, il laissa entendre qu'il était au courant de Son influence et des formalités dont Max devait s'acquitter, avant de l'inviter à monter dans la voiture. On s'engagea sur la route défoncée qui devait mener au centre-ville. Costume foncé, cravate, cheveux plaqués, lunettes épaisses à grosse monture, Esau se contentait de conduire en silence et lentement la vieille Ford bleu pétrole cabossée dont les sièges et le volant étaient houssés de peluche jaunâtre et dont, à la base du pare-brise, un plan horizontal était couvert d'un tapis protecteur en velours rouge matelassé à franges dorées. Comme ce tapis instable glissait sans cesse de son support, tombant au moindre nid de poule, Esau passait la plupart de son temps à le remettre patiemment en place, d'une main, semblant tenir par-dessus tout au maintien de cet objet qu'Oscar aidait parfois à rajuster. Constamment distrait par cette tâche, Esau roulait extrêmement peu vite, à une moyenne de trente-cinq kilomètres horaires avec pas mal de pointes à vingt. Quand il advint que, sans raison apparente, un des deux essuie-glace se mît spontanément à fonctionner, râpant dans un bruit rauque le pare-brise étoilé, Esau actionna vainement toutes les manettes du tableau de bord pour l'interrompre avant de laisser tomber. Il faisait de plus en plus chaud dans la voiture démunie de climatisation, et le tapis protecteur qui continuait de glisser, Esau finit par le laisser, lui aussi, tomber.

À Iquitos, au coin de Fitzcarrald et de Putumayo, ce qu'on avait réservé pour Max au deuxième étage de l'hôtel Copoazu consistait en une chambre tout ce qu'il y avait d'élémentaire et dont la fenêtre donnait immédiatement sur un mur. Lit de fer pour une personne, petit téléviseur d'hôpital fixé à la cloison, chaise en plastique et table de nuit supportant une lampe, un téléphone ainsi que la télécommande du récepteur, pas plus. Le cabinet de toilette était congru, et Max différa tant qu'il put le moment d'y aller regarder dans le miroir à quoi il ressemblait maintenant. Allongé sur le lit, la nuque cassée par l'oreiller trop maigre adossé au montant métallique, il fit d'abord défiler une quarantaine de chaînes publiques et privées, régionales, limitrophes et nord-américaines. Les trois chaînes nationales transmettaient des résultats électoraux dont Max, bien que saisissant très mal la langue, crut comprendre qu'ils étaient contestés. Cependant il ne pensait qu'à son visage, dans la peur et dans l'impatience, redoutant ce qu'il désirait voir.

Il finit par décider d'aller se raser, se peigner et se brosser les dents pour se rendre dans la salle d'eau privée de fenêtre. Comme le néon, au-dessus du miroir, ne fonctionnait évidemment pas, il ne s'aperçut qu'en silhouette mais en tout cas, juste vu comme ça, rien ne semblait avoir significativement changé. Il attendit encore un bon moment devant le téléviseur avant d'appeler la réception pour demander dans son petit anglais de base que l'on vînt remplacer ce néon – please could you change the light in the bathroom, it doesnt work. - Si senor -, ce qui prit toujours pas mal de temps. Puis, cette réparation effectuée, Max se retrouvant seul prit une profonde inspiration avant d'oser aller se regarder.

Joli travail. Ils n'avaient pas raté leur coup. Si Max, à l'évidence, était méconnaissable, on ne pouvait attribuer sa transformation à rien de particulier. Ni son nez ni son front, ses yeux, ses joues, sa bouche ou son menton, rien n'avait changé. Tout était là. C'était plutôt la structure de ces organes, leurs relations entre eux qui s'étaient insensiblement modifiées, quoique Max lui-même n'aurait pas su dire de quelle manière au juste, dans quel ordre et dans quel sens. Mais le fait est qu'il n'était plus le même, ou plutôt le même quoique sans conteste un autre: si son visage pourrait vaguement dire quelque chose à qui l'avait connu, ça n'irait sûrement pas plus loin. Il s'enhardit à ouvrir grand la bouche pour s'assurer qu'on lui avait bien laissé ses dents: on les lui avait laissées, il reconnut ses vieux plombages et sa petite prothèse mais là encore, indéfinissable, semblait pourtant régner un nouvel ordre maxillaire.

Perplexe, non moins soulagé qu'horrifié, Max ouvrit le robinet du lavabo pour tenter de se servir un verre d'eau. Mais d'abord il tremblait tellement qu'il dut s'y reprendre à plusieurs reprises pour emplir un infâme gobelet. Mais ensuite l'eau du robinet, qui requiert sous nos climats européens soixante-deux paramètres de qualité pour être consommable, devait à Iquitos n'en détenir à vue de nez qu'une toute petite dizaine à tout casser. Max rappela donc la réception pour demander qu'on lui monte une agua mineral. Et puis tant qu'à faire et tant qu'on y était, considérant que ce n'est pas tous les jours qu'il vous arrive un truc pareil, jugeant d'ailleurs qu'après sa semaine de relative abstinence d'alcool au Centre il méritait bien ça, il suggéra qu'on lui apporte également une bouteille de pisco, avec de la glace et des citrons. Si senor. En attendant que ça vienne, il retourna se regarder un moment dans le miroir. Il s'y ferait. Il s'étonna de prévoir aussi vite qu'il s'y ferait. Certes il n'avait pas le choix mais bon, il s'y ferait même peut-être plus vite qu'il le pensait. Il éteignit le néon, sortit du cabinet de toilette et, comme il remontait le son du téléviseur, on frappa à la porte de sa chambre.