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C'était le gérant et son plateau, avec tout ce que Max avait demandé sur le plateau. Une fois le gérant parti, Max ouvrit la bouteille de pisco, se versa un verre avec plaisir, mais voici que le goût de l'alcool était immonde, infâme, insupportablement émétique et Max dut courir le cracher dans le lavabo. Qu'est-ce que c'est que cette histoire. Comme c'est curieux. Pourtant c'est vraiment très très bon, le pisco. Quoi qu'il en fût, après avoir lavé puis soigneusement essuyé son verre, Max se rinça la bouche à l'agua mineral, ouvrit son sac, retira l'enveloppe qui s'y trouvait, ouvrit l'enveloppe, en retira le bout de papier sur lequel était porté le numéro de téléphone, s'assit sur son lit, attira le téléphone à lui et composa ce numéro.

21.

Une fois le téléphone raccroché, Max quitta l'hôtel avec son petit sac vide qu'il passa l'après-midi à remplir en faisant quelques courses dans les rues d'Iquitos: vêtements appropriés au climat – veste et chemises légères, pantalons de coton, lot de caleçons -, objets de première nécessité – ceinture, lames de rasoir, savonnette et shampooing ainsi qu'un sac plus grand pour contenir tout cela en plus du petit sac plié. De retour à l'hôtel, il y dîna solitairement, ses couverts qui s'entrechoquaient produisirent des échos sinistres dans la salle de restaurant déserte, puis il monta se coucher très vite, dormit très mal et, une fois très tôt levé, décida de quitter au plus vite cet établissement.

Dans la matinée, Max trouva sans trop de mal deux pièces à louer dans un palais ruiné d'ancien nabab du caoutchouc. La façade de cette résidence était couverte de carreaux de faïence émaillée, ornementés quoique maintenant délités, azulejos que, du temps de sa splendeur et de la prospérité d'Iquitos, le nabab avait fait venir du Portugal par voie fluviale et maritime, sur les mêmes bâtiments qui acheminaient chaque semaine son linge sale vers les blanchisseries lisboètes. Les fenêtres grillées donnaient directement sur l'Amazone au-delà de l'avenue Coronel Portillo et, depuis sa chambre, Max pouvait ainsi jouir d'une vue sur les maisons de bois construites à même le fleuve, certaines étant flottantes, d'autres sur pilotis. De gros bateaux passaient au loin, des motocars pétaradaient sur le goudron de l'avenue, des oiseaux tournaient au-dessus du trafic des pirogues et de petits enfants jouaient dans les détritus. Max surveillait distraitement ce spectacle en rêvassant, développant ses pensées dans une double perspective. D'abord il faudrait s'habituer à vivre avec lui-même, dans son nouvel aspect, en attendant les documents de sa nouvelle identité qu'on lui remettrait dans quelques jours à la cafétéria de l'aéroport, comme il avait été convenu la veille au téléphone. Ensuite, si le montant de la location des deux pièces n'était pas exorbitant, Max avait quand même ressenti un début d'inquiétude en estimant la fraction prélevée par ce loyer sur son pécule. Les fournisseurs d'identité ne seraient certainement pas des bénévoles et, avec ce qui allait lui rester, il n'allait pas pouvoir aller très loin. On verrait.

Quitte à dépenser son argent, il découvrit très vite l'endroit où il pourrait prendre ses repas: le restaurant Regal, aménagé sur la place d'Armes au-dessus du consulat de Grande-Bretagne, dans un immeuble en fer. Le fer avait l'inconvénient de potentialiser la chaleur comme une cymbale, mais on pouvait y manger les poissons du fleuve en regardant les filles qui se promenaient sur la place par petits groupes inaccessibles et les hommes qui, rassemblés près des bouches d'égout, s'amusaient à y pêcher le rat avec une petite canne et un fil au bout duquel était fixé un bout d'omelette. Et ici comme ailleurs, comme dans tous les restaurants tropicaux du monde, on voyait se refléter les gros ventilateurs dans les concavités des saucières, des cuillers et des louches, pareils à de gros insectes ou de petits hélicoptères. Max considérait tout cela d'un œil intéressé mais détaché, œil de ressuscité revenu au monde et regardant ce monde comme à travers une vitre.

Comme il ne parlait à personne et comme personne ne lui parlait, sa principale activité consistait à lire systématiquement et soigneusement la presse locale et nationale, ce qui lui fit posséder assez vite des bases élémentaires d'espagnol. À la suite d'une consultation visiblement truquée, la controverse issue des résultats électoraux occupait toujours les unes en gros caractères, mais Max s'intéressait plutôt aux dernières pages. Entièrement photographiques, celles-ci relataient par le détail la vie mondaine des classes dirigeantes du pays, voire des pays limitrophes. On y voyait ainsi, dans le cadre d'inaugurations, réceptions, premières, mariages et cocktails divers, des groupes de personnalités lancer de larges sourires aux photographes en brandissant des verres. Robes de soirées, smokings, champagne et pisco sour, allégresse générale, vertigineuse multiplicité des visages dont aucun n'était évidemment connu de Max. Celui-ci, auquel le passage par le Centre n'avait pas fait oublier ses soucis ni perdre ses habitudes, continuait cependant de vérifier machinalement si Rose, par hasard, n'apparaîtrait pas sur l'une de ces photos. Certes une telle hypothèse était hautement improbable mais au fond, disparue pour disparue, rien n'aurait empêché Rose d'avoir épousé un banquier argentin, un chevalier d'industrie guatémaltèque à défaut d'un sénateur paraguayen.

On s'habitue très vite à Iquitos – mieux qu'à ces chaussures jaunes auxquelles Max n'avait pas encore trouvé de remplaçantes -, on s'y repère aisément, on ne s'y trouve pas si mal. N'était le souci de l'argent, dont il repoussait toujours le moment d'y penser sérieusement, Max se sentit en vacances au bout du troisième jour. Mais ce fut ce jour-là qu'était fixé le rendez-vous avec le fournisseur d'identité, à l'aéroport Francisco Secada Vigneta, situé à quatre kilomètres du centre-ville. Pour s'y rendre, Max dut emprunter un de ces moto cars dont les conducteurs lui faisaient en permanence des offres de service. Le motocar, scooter bâché comportant une banquette à l'arrière, est l'équivalent amazonien du rickshaw, quoique démuni de protections latérales et carrossé un peu différemment de son homologue indien. Contrairement à celui-ci, il n'est pas constellé de décalcomanies politiques ou pieuses – à peine un tigre ou deux, parfois, sont peints sur la banquette – et n'est pas équipé d'un compteur. Mais on sait ce que ça vaut, un compteur de rickshaw, on sait à quel point c'est peu fiable, de sorte qu'on ne discute pas moins âprement ni préalablement le prix de la course avec un motocarrista qu'avec un rickshaw-wallah tamoul, un zemidjan béninois ou un pilote de tuk-tuk laotien. Quant au confort qu'assurent l'un ou l'autre de ces véhicules, il est à peu près comparable à tous égards.

Arrivé à l'aéroport, Max n'eut pas de mal à trouver la cafétéria ni, pratiquement seul au milieu de celle-ci, le dénommé Jaime qu'il avait eu trois jours plus tôt au téléphone, assis devant un double express fumant. Jaime devait avoir à peu près l'âge de Max, de petites lunettes ironiques de presbyte filtraient son regard entendu. Bras gauche dans le plâtre dissimulé sous un tricot dissimulé sous une veste dissimulée sous un manteau dissimulé sous une écharpe dissimulée sous un chapeau – mais, nonobstant l'ambiance d'étuve, ces superpositions ne semblaient pas l'affecter spécialement. À peine avaient-ils commencé de s'entretenir qu'un cireur dépenaillé, hagard et vêtu de loques, vint s'accroupir aux pieds de Max sans demander son avis et se mit à fourbir aussitôt ses chaussures, ce que Max laissa faire sans surveiller l'opération. Bon, dit Jaime, tout est à peu près au point, il ne manque plus qu'une photo d'identité. Si nous pouvions l'avoir après-demain, les papiers seraient disponibles d'ici à la fin de la semaine. Bien, et dites-moi, s'inquiéta Max, vous pouvez me préciser combien ça va me coûter? Je ne peux pas vous dire ça tout de suite, éluda Jaime, nous n'avons pas encore établi de facture détaillée.