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23.

Max, sa mallette et son sac n'eurent pas trop longtemps à attendre: embarquement immédiat. Dans le hall de l'aéroport d'Iquitos, des locaux en partance pour Lima croisaient des grappes de vacanciers venus arpenter les limbes de la forêt amazonienne, examiner ses indigènes, consulter leurs shamans et se faire exploser le champ de conscience par ingestion d'ayahuascua. Les bagages des uns et des autres étaient soigneusement et suspicieusement reniflés par deux chiens tenus en laisse et muselés, dont l'absence de réaction au passage de la mallette en lézard permettait d'espérer qu'au moins elle ne contenait pas de stupéfiants. Puis, quand Max se fut installé dans le petit avion, celui-ci se mit en mouvement à toute allure, gagnant en un clin d'œil son altitude et sa vitesse de croisière, témoignant du professionnalisme des pilotes. Dans ce pays se maintient en effet une longue tradition d'aviateurs virtuoses, décollant à l'heure dite et se posant à l'heure pile sans s'embarrasser d'égards ni de nuances – n'hésitant pas à descendre en piqué vers leur but, presque à la verticale et sans ménager le moindre palier de décompression, au mépris des tympans des passagers qui tous en chœur, alors, pressent leurs mains sur leurs oreilles en hurlant de douleur.

Max attendrait en revanche plus longuement à Lima où il tua le temps en parcourant la presse, heureux de ses progrès fulgurants en espagnol mais inquiet de ce qui l'attendrait à Paris. Puis, une fois embarqué, il se dispensa de suivre le mimodrame des consignes de sécurité interprété par les hôtesses qui distribuèrent ensuite aux passagers des jus d'orange et des bonbons, des couvertures ainsi que des écouteurs diffusant divers programmes musicaux. Une molette incrustée dans les accoudoirs des fauteuils permettait de choisir parmi ces programmes: sélections de variétés, de jazz et de musique ethnique ou classique. Comme l'avion se mettait en mouvement, Max se coiffa des écouteurs pour s'occuper un peu, s'arrêtant machinalement à la sélection classique pour identifier aussitôt un Impromptu de Schubert en cours d'exécution, l'allegro en mi bémol majeur de l'op. 90. Mais à peine eut-il reconnu l'œuvre qu'il en reconnut aussi sa propre interprétation, enregistrée cinq ans plus tôt chez Cerumen. Il préféra faire comme s'il ne s'en était pas aperçu, comme on feint de ne pas reconnaître un importun croisé dans la rue, sauf que cette fois c'était de lui qu'il s'agissait. Il changea aussitôt de programme puis finit par laisser tomber, de toute façon les écouteurs lui faisaient mal aux oreilles comme des prothèses mal ajustées. Max aimait mieux écouter le bruit des moteurs de Bœing qui est profond et pénétrant, fondamental comme un souffle sans fin, pas comme ces petits moteurs d'Airbus qui émettent un son de vieux motoculteur, puis il finit par s'endormir.

Il pleuvait fort sur Paris quand l'avion se posa sur une piste de Roissy-Charles-de-Gaulle, de cette même pluie très lourde qui paraît tomber de très haut et que Max avait aperçue, quelques jours plus tôt, depuis une des fenêtres du Centre. Après les formalités douanières où, rien à déclarer, nul ne se donna la peine d'inspecter le contenu de son sac et de sa mallette, il franchit sans problème le portail accédant au hall. Là, face au flux des arrivants, quelques personnes semblaient attendre, deux épouses équipées d'enfants prêts à sauter au premier cou venu, trois anonymes qui brandissaient des noms sur des cartons. Max ne réagit pas tout de suite en déchiffrant, sur l'un de ceux-ci, sa nouvelle identité tracée en majuscules, puis, se la rappelant, il marcha droit vers elle.

L'anonyme qui la brandissait portait ridiculement une barbe, un chapeau, des lunettes sombres et un imperméable boutonné jusqu'à la glotte. Continuant de brandir l'identité de Max en le voyant approcher, il laissait pendre au bout de son autre bras une valise de taille moyenne qu'il tendit aussitôt à Max sans, faute d'organe préhensile disponible, lui serrer la main. Je suis Schmidt, lui dit-il, et voici vos affaires personnelles. Je suppose que vous avez la mallette. La voici, dit Max en la présentant. Bien, dit Schmidt en s'en saisissant, nous allons prendre un taxi.

File d'attente assez brève à l'arrêt des taxis, après quoi le soi-disant Schmidt indiqua au chauffeur une adresse, un numéro impair du boulevard Magenta. Max examina discrètement cet improbable Schmidt dont le surplus d'attributs d'anonymat était exagéré – quoiqu'il ne fût pas non plus certain qu'il s'agît de réels artifices, tout cela pouvait être aussi 100 % naturel. Puis, aimant mieux s'abstraire de sa contemplation – Schmidt ne devait pas tellement aimer qu'on le regardât -, Max se tourna dans l'autre sens pour considérer le paysage. Il lui semblait revenir après une très longue absence alors qu'entre ses deux séjours au Centre puis à Iquitos, quinze jours s'étaient peut-être à peine écoulés mais, dans sa situation, pouvait-il raisonner de la sorte. À travers la vitre du taxi, il aperçut les longues barres et les hautes tours de la banlieue est qu'on voit du côté de Bagnolet, quand on revient de l'aéroport par l'autoroute A3. Max avait toujours eu du mal à croire que ces constructions contenaient de vrais appartements qu'occupaient de vrais gens, dans de vraies cuisines et de vraies salles de bains, de vraies chambres où l'on s'accouplait authentiquement, où l'on se reproduisait réellement, c'était à peine imaginable. Or le logement prévu pour lui par les services du Centre ne serait, on va le voir, guère plus enviable. Schmidt, resté muet sur l'autoroute, précisa l'itinéraire à suivre à partir du boulevard périphérique et, boulevard Magenta, à mi-chemin de la République et de la gare de l'Est, le taxi s'arrêta devant un hôtel. Sans être luxueux, cet établissement nommé Montmorency n'était pas non plus minable. Il possédait un hall, deux salles de réunion et un bar. On n'emprunta pas l'ascenseur: sans s'arrêter à la réception, où stagnait une réceptionniste informe, Schmidt fit d'emblée signe à Max de le suivre dans un escalier raide qui ne semblait pas avoir été construit pour la clientèle. Au tout dernier étage de l'hôtel, une série de portes brunes face à face et très rapprochées se suivaient dans un couloir jaune foncé. Schmidt ayant extrait une clef de sa poche, la quatrième à droite s'ouvrit sur une chambre étroite au papier peint à fleurs fanées, garnie de meubles maigres à l'exception d'un lit trop vaste, et pour tout sanitaire pourvue d'un lavabo. Voilà, dit Schmidt, c'est chez vous. Vous avez la douche collective et les toilettes sur le palier. Max s'avança jusqu'à la fenêtre, écarta les rideaux dont les anneaux de métal grincèrent sur la tringle de métal et l'ouvrit sur le tumulte du boulevard qui rugit aussitôt, bondissant brièvement dans l'espace étriqué. Un problème, rappela Max en la fermant aussitôt, c'est que je n'ai pratiquement pas d'argent. Le premier mois de loyer est pris en charge, indiqua Schmidt, ensuite ce sera à vous de voir avec votre salaire. Salaire, répéta Max incompréhensivement. Bien sûr que salaire, confirma l'autre, vous êtes affecté au bar, je vais vous montrer.

On descendit donc au sous-sol de l'établissement. Le bar étant vide à cette heure de la matinée, Schmidt lui présenta son futur poste de travail, la collection polychrome de bouteilles et les verres de toutes tailles avec les ustensiles, raviers, shakers, passoires, presse-agrumes et porte-épices. Dans un placard sur un cintre pendait une veste rouge vif usagée, au revers de quoi était d'ores et déjà épinglé un rectangle en métal doré avec Paul S. gravé dessus. Voilà, dit Schmidt, votre tenue de travail. Les horaires sont 18 h 30 – 1 h 30 sauf le dimanche. Vous avez deux jours libres pour vous remettre du décalage horaire et puis ensuite vous commencez lundi. La direction est au courant, pour tout problème vous voyez avec eux. Nous n'aurons sûrement pas d'occasion de nous revoir, bonne chance.