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Il avait le temps mais c'était quand même allé plus vite que prévu. Max lui proposerait-il un mercredi de prendre un café – d'accord. Lui offrirait-il des fleurs – tout à fait d'accord. L'inviterait-il ensuite à dîner, le dimanche suivant où il ne serait pas de service au bar – d'autant plus d'accord que, ce soir-là, le fils de la réceptionniste dormirait chez sa grand-mère. Se risquerait-il à la complimenter de façon manifeste – absolument d'accord et Max, à vrai dire, ne se contiendrait ni ne se reconnaîtrait plus: vous êtes si féminine, lui dirait-il ainsi tout en traçant des gestes ronds dans l'air, vous êtes la féminité même. Elle aurait alors un très joli rire. Elle serait mère célibataire et s'appellerait Félicienne. Mais aussi quel joli prénom, s'enthousiasmerait Max. Et comme il vous va bien. Tant et si bien que leur soirée s'achèverait dans un hôtel, pas très loin ni très différent du Montmorency.

25.

Puis, le lendemain soir après son service, Max rejoignit Félicienne chez elle et, les nuits qui suivirent, il ne dormirait plus tellement dans sa chambre à l'hôtel. La réceptionniste occupait un trois-pièces à peine plus grand que l'appartement de Bernie rue Murillo, un séjour et deux chambres, la plus grande étant occupée par le petit dont on n'avait pas encore jaugé le quotient intellectuel et qui répondait ou pas, selon son humeur, au prénom de William mais qu'on appellerait en général le petit.

Les premiers temps, Max ne fit que passer les nuits chez Félicienne, la retrouvant après avoir fait sa caisse au bar et changé de veste, mais s'échappant de chez elle dès qu'il était levé. Après un café dans une brasserie proche, il passait prendre une douche à l'hôtel puis repartait marcher à travers Paris, s'arrêtant parfois dans un cinéma – mieux valait voir des films que regarder le temps passer au plafond de sa chambre inhospitalière, allongé sur son lit comme mort. Mais Félicienne sut progressivement le convaincre de prendre son petit déjeuner avec elle, lui succéder dans le cabinet de toilette, l'accompagner chez la gardienne où l'on déposerait le petit, puis l'escorter jusqu'au Montmorency – pas précisément jusqu'à l'entrée de l'hôtel, quand même, inutile que tout le personnel soit au courant: on se séparait une rue avant.

Cela dans une première période, car il arrive que tout aille vite, très puis trop vite: Max se vit bientôt remettre un double des clefs, attribuer dans le mouvement un rayon du placard pour son rechange, qui atterrirait rapidement dans la corbeille de linge sale attenante au lave-linge avant que Max, puisque après tout selon Félicienne il n'avait rien à faire de ses journées, se vît confier le fer à repasser. La responsabilité de ce fer fut très bientôt suivie de l'octroi de listes de courses parmi lesquelles nombre de produits d'entretien sur l'étiquette desquels, après lui avoir présenté le placard à balais et wassingues, Félicienne lui apprit à étudier le mode d'emploi avant de les appliquer, ce qui l'occuperait en attendant d'aller chercher le petit chez la gardienne. Max, dès lors, fréquenta moins souvent les cinémas, passant maintenant le temps libre laissé par les courses et le ménage devant le magnétoscope de Félicienne et profitant de son abonnement à un vidéo-club.

Cette évolution n'est certes pas enviable mais au fond, comme sexuellement cela ne marchait pas si mal avec Félicienne, cette vie commune au bout du compte en valait bien une autre. Faute d'alternative, c'était toujours ça. Le temps passait ainsi. En revenant de son service Max retrouvait Félicienne qui dormait, qui lui accordait à son réveil un peu d'amour avant de partir à l'hôtel réceptionner la pratique et répondre au téléphone en laissant Max, pardon, en laissant Paul s'occuper du ménage et rentrant juste avant qu'il s'en fût à son tour à l'hôtel se rhabiller en rouge pour préparer des spritz, des bronx, des manhattan et autres flips à l'intention d'une clientèle qui, soit dit en passant, tendait à se dégrader. En termes clairs, aux vagues hommes d'affaires provinciaux profitant de leur passage à Paris pour se payer une fille se substituait une population croissante de locaux amateurs de ce genre de filles, et qui souvent n'étaient même pas clients de l'hôtel, en bref il y avait là de plus en plus de putes, souvent les mêmes et souvent sympathiques. Max ne se formalisait pas, bien au contraire, de ce changement de population, moins regardante sur le dosage et la qualité des cocktails qu'il aurait toujours un peu de mal à préparer comme il convient.

Vu leurs conditions de travail, Félicienne et Max ne se voyaient finalement qu'à peine, sauf les dimanches pour aller promener le petit – lequel petit, d'abord farouche avec Max, finit par se laisser apprivoiser au point de devenir très familier, de plus en plus familier, bientôt beaucoup trop familier au goût de Max. On allait au Champ-de-Mars le dimanche, on allait aux Halles, dans les parcs, on allait faire un tour sur les Champs-Élysées. Cela faisait toujours quelque chose à Max quand Félicienne proposait le parc Monceau. Il ne redoutait plus la statue de Gounod à côté de la buvette, ni même celle de Chopin près du coin réservé aux enfants, où le petit trépignait sans cesse pour obtenir un tour supplémentaire de n’importe quoi.

Cependant, Max commença de se lasser. Bizarrement, s'il s'était assez vite habitué à son nouvel aspect physique, il avait en revanche beaucoup plus de mal à ce qu'on l'appelât Paul, mais peut-être finirait-il par s'y faire aussi. Le temps passait ainsi dans une ambiance de salle d'attente, à feuilleter des revues aussi périmées, radoteuses et froissées que Félicienne elle-même. Que savait-il d'ailleurs au fond de Félicienne sinon qu'elle se perdait en ressassements insanes, assurant amèrement avoir eu dans sa jeunesse des mensurations de rêve, le don des langues et l'oreille absolue. Mais, issue d'un milieu modeste, elle avait dû entrer tôt dans la vie active, sacrifiant ainsi une multiple carrière de top-model mondial, d'interprète internationale et de concertiste universelle en abandonnant le piano. Tout en découpant le gigot du dimanche, Max cachait derrière son indifférence le soulagement que lui procurait cette troisième information.

L'indifférence, oui, on en arriverait là. Ça n'allait bientôt plus trop marcher, cette histoire avec Félicienne. C'est que l'amour – enfin, quand je dis l'amour, je ne sais pas si c'est le mot – n'est pas seulement volatil mais il est également soluble. Soluble dans le temps, dans l'argent, dans l'alcool, dans la vie quotidienne et dans pas mal d'autres choses encore. Et sexuellement par exemple, ça n'allait plus être ça du tout, Félicienne se rebiffant sur ce point de plus en plus souvent. Tellement peu ça que Max se passait rêveusement, souvent, un disque trouvé chez un soldeur près de la porte Saint-Denis, The Best of Doris Day à propos duquel Félicienne, se montrant alors hostile comme si elle se doutait de quelque chose, lui demandait âprement comment il pouvait perdre son temps à écouter ces conneries. Non non, disait Max, comme ça, pour rien. J'aime bien. Cela n'arrangeait pas non plus les choses de supporter de plus en plus difficilement le petit qui, techniquement très précoce, réquisitionnait le magnétoscope à son usage exclusif, privant Max de se passer comme il l'aurait voulu une des deux vidéos avec Dean Martin – les grands rôles de sa vie dans Some Came Running et Rio Bravo - achetées le même jour chez le même soldeur.