Quelques semaines de plus en plus ternes s'écoulèrent ainsi jusqu'à ce soir où, au bar, tout en ressassant les différents moyens de mettre un terme à cette histoire avec Félicienne, Max confectionnait sans méthode un alexandra – dont la composition n'est pourtant pas la plus complexe: trois parts égales de cognac, de crème fraîche et de crème de cacao. Alors qu'il s'empêtrait dans la crème fraîche, trop ferme après un séjour prolongé au frais, il vit entrer de loin un homme d'assez petite taille flanqué d'une immense rousse à peine vêtue.
Max connaissait un peu la rousse, une des nouvelles habituées qu'il aimait bien, fille gentille fonctionnant au whisky-fizz qui est une boisson désaltérante servie directement dans un tumbler, une des choses les plus simples à préparer. Trop concentré par sa tâche, il ne prêta pas d'attention au nouvel amateur qui l'accompagnait, qui s'assit avec elle devant une petite table au fond du bar puis qui, se relevant au bout de quelques secondes, se dirigeait maintenant vers Max, sans doute pour indiquer ce qu'il souhaitait consommer. Or Max, dans l'immédiat, avait autre chose à faire que prendre une commande, venant de renverser toute la crème fraîche dans le shaker et, tête baissée, s'apprêtant à rembarrer le pékin. Monsieur Max? articula le pékin.
26.
Max sursauta, aggravant l'étalement de la crème fraîche et levant les yeux sur le pékin. Bernie.
Monsieur Max, répéta Bernie avec ravissement. Mais qu'est-ce que vous faites là? Ce serait un peu long à t'expliquer, dit Max en essuyant une giclée de crème sur sa manche, mais comment tu as fait pour me reconnaître? Bernie parut ne pas comprendre la question. Eh bien c'est vous, dit-il, pourquoi? (Les vrais amis, s'attendrit Max intérieurement.) Je suis vraiment bien content de vous voir, affirma Bernie, je me demandais souvent ce que vous deveniez. Comme il n'avait l'air au courant de rien, Max évita de développer ce point. Et toi-même, s'enquit-il, où en es-tu? J'ai eu des problèmes avec Parisy, répondit Bernie, il ne vous a pas dit? Je me suis fâché, voyez-vous, il n'était pas correct, je suis parti juste après votre concert à Gaveau, vous vous souvenez? Je ne l'ai jamais revu. Bien sûr, éluda Max, comprenant que Bernie, qui assurait toujours ne jamais lire la presse, n'avait pas dû apprendre ce qui lui était arrivé, ni sa disparition ni le reste évidemment. Mais j'ai tout de suite trouvé quelque chose de bien mieux, reprit Bernie. Je suis dans le show-business, maintenant. J'ai complètement coupé avec le milieu du classique, j'organise des spectacles, enfin pas exactement. Je suis tourneur de concerts, si vous voulez, ça ne marche pas mal du tout. Ah si je m'attendais à vous voir ici.
Oui, dit Max, j'ai pris un peu de distance avec ce que je faisais avant, tu comprends, le milieu et tout ça, moi aussi j'avais besoin de prendre du champ. Ah bon, dit Bernie dubitativement, et ça vous plaît? Pas vraiment, dit Max, mais c'est pour un moment, tu vois, c'est provisoire. Un homme de votre condition, quand même, déplora Bernie, se retrouver ici. Je ne connaissais pas cet endroit, mais ça ne m'a pas l'air bien terrible. Je passais juste prendre un verre avec une copine. Bien sûr, dit Max avec un bon sourire vers la copine qui fit que Bernie regarda un instant ses pieds. Enfin, dit-il timidement, si vous vouliez changer, je pourrais peut-être vous aider. Tu crois? feignit de s'étonner Max d'un air dégagé. Bien sûr, dit Bernie, je vais certainement pouvoir vous trouver quelque chose, vous jouez toujours du piano? C'est-à-dire que c'est un peu compliqué, dit Max, mais enfin bon, qu'est-ce que je te sers en attendant? C'est surtout des cocktails, ici, non? fit Bernie. Hélas, reconnut Max. Eh bien je prendrais bien un arc-en-ciel, déclara Bernie. Attendez un instant, je vais demander à ma copine ce qu'elle veut boire. Laisse, dit Max, je crois que je sais.
Quand Bernie revint le lendemain, seul, Max essuyait des verres en jetant des regards distraits sur les deux ou trois filles installées ce soir-là avec leurs clients. S'il était soulagé que quelqu'un l'eût enfin reconnu, il était aussi un peu ennuyé de contrecarrer les instructions de Béliard. Mais après tout lui-même n'avait rien provoqué, c'était Bernie qui l'avait reconnu, Bernie qui avait agi spontanément, Bernie qui revenait le voir. C'était aussi Bernie qui s'était renseigné: une connaissance à lui nommée Gilbert venait d'ouvrir un établissement du côté d'Alésia. Quelque chose de très bien, précisa Bernie avec un geste vers les filles, pas du tout comme ici. Genre bar de nuit très distingué, très calme, où manquait un pianiste, qu'est-ce que vous en diriez? En principe c'est un peu difficile, dit Max, mais après tout. Oui, qu'en saurait après tout le personnel du Centre? Certes il s'agirait encore de travailler dans un bar – ce qui, vu le passé de Max, relevait de la justice immanente ou de la névrose de destinée – mais c'était là peut-être, surtout, l'occasion de se défaire de Félicienne. Bien qu'il ne sût pas comment procéder au juste, ce qu'il exposa par le détail à son ancien garde du corps. Ecoute, Bernie, tu vois, je n'en peux plus, je n'en peux plus de cette femme. Je ne sais pas du tout comment m'en débarrasser. Rien de plus simple, monsieur Max. Voici comment nous allons nous y prendre.
27.
Et le dimanche suivant, après qu'on eut promené le petit, Max annonça à Félicienne qu'il l'invitait le soir même à dîner au restaurant, ce serait une bonne occasion de lui présenter un vieil ami à lui.
On se retrouva devant un grand restaurant de poissons, place de l'Odéon. Bernie les attendait, très élégant, très droit dans un ensemble noir et chic déstructuré, rien à voir avec les tenues que lui avait connues Max. Celui-ci n'avait pu mettre que le sordide costume gris laissé par Schmidt, une cravate à rayures achetée par Félicienne échouant à relever son niveau. Le personnel, dès leur entrée, s'occupa d'eux avec un empressement qui n'enviait rien au restaurant du Centre. Impressionnée par le cadre et l'élégance de Bernie, Félicienne prit soin de ne pas le montrer. Comme elle s'absentait un instant avant qu'on passât à table, Max prit à part Bernie brièvement. Juste une chose que j'avais oubliée, lui dit-il. Oui, monsieur Max, dit Bernie. Écoute-moi bien, ce soir tu ne m'appelles pas comme ça, d'accord? Tu m'appelles juste Paul, je t'expliquerai. Ça tombe bien, dit Bernie, c'est le prénom de mon beau-fils, ça sera plus facile à se rappeler.
On a peut-être compris que Max n'est pas l'homme le plus gai, le plus détendu, le plus volubile qui soit mais, dès qu'on se fut mis à table, il en devint un autre. Sans se départir d'un sourire tour à tour affectueux, connivent, séducteur, bienveillant, détendu, généreux, il prit d'emblée la parole et ne la quitta plus, enchaînant avec grâce toute sorte d'anecdotes et de facéties légères, attentions et compliments, bons mots et traits d'esprit, observations fines et citations rares, souvenirs imaginaires et rappels historiques, sans jamais s’appesantir ni paraître vouloir trop briller. Bernie se tordait de rire au moindre propos de Max que Félicienne, éblouie, considérait avec une tendresse neuve et de grands yeux émus.
De l'apéritif à l'entremets, Max mit de la sorte en œuvre un numéro éblouissant. Suspendus à ses lèvres, Félicienne et Bernie souriaient et riaient sans cesse, elle se retournant plusieurs fois vers Bernie pour prendre ce charmant ami de Paul à témoin de son contentement, le charmant ami de Paul posant parfois une main discrète sur l'épaule de Félicienne pour ponctuer son hilarité. Tous deux se regardaient parfois, ravis comme des spectateurs enthousiastes installés dans des fauteuils contigus par le hasard de la location et qui spontanément, sans se connaître, se confortent dans leur enchantement. Charmante ambiance, délicieuse soirée. Des clients attablés alentour jusqu'aux serveurs eux-mêmes, le monde jetait des sourires séduits, presque envieux, sur ce trio mené par un Max en très grande forme.