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J'ai bien dormi, fit-il savoir, ça m'a reposé. J'en avais besoin. Sans que Max eût à plaider sa cause, il ne fit plus aucune histoire quant à son engagement chez Gilbert. J'admets que le coup du Montmorency était un peu sévère, jugea-t-il, au fond vous faites comme vous voulez, je réglerai ça avec Schmidt. Je vais profiter de ce que je suis là pour faire un peu de tourisme, vous avez quelque chose de prévu cet après-midi? Juste quelques courses à faire, dit Max, pour m'habiller, mais on peut dîner ce soir ensemble, si vous voulez. Passez donc chez Bernie, ça lui fera plaisir de vous connaître. Béliard passa donc chez Bernie, sympathisa avec Bernie, revint le lendemain soir puis le surlendemain, au point de passer bientôt dîner chaque soir et qu'on finît par s'habituer à lui.

Alors que Max persistait dans sa nouvelle sobriété, il apparut que Béliard, à l'occasion, pouvait céder volontiers aux appels spiritueux. Un soir d'excès, il se livra un peu, évoquant de manière confuse sa vie quotidienne au Centre – ça n'a l'air de rien mais c'est dur, de travailler là-bas. Sous ses dehors comme ça, Lopez est redoutable – et quelques épisodes de son parcours professionnel. À mesure qu'il vidait ses verres sous l'œil inquiet de Max et de Bernie, il évoqua pâteusement une soi-disant mission pendant laquelle il avait dû s'occuper d'une jeune femme en difficulté. Il débutait au Centre à cette époque, tenta-t-il d'expliquer, c'était un stage et c'était spécialement affreux d'être stagiaire, assura-t-il en se resservant, ils vous imposent d'être petit, moche et méchant, moi qui n'aime que ce qui est beau et bon, mais enfin, il a bien fallu en passer par là. À l'évidence, il délirait.

Les jours passant, Béliard qui s'était mis à boire beaucoup, parfois dès le matin, venait quotidiennement boulevard du Temple au point qu'il fallut bientôt le prendre en charge à temps plein. Bernie lui libéra une autre chambre et on le promenait, on l'emmenait au Louvre ou au musée d'Orsay, on le baladait jusqu'à la Mer de sable et au château de Versailles, on lui faisait respirer le bon air du parc des Buttes-Chaumont. Ne voyant plus aucune objection quant au travail de Max chez Gilbert, Béliard l'y accompagnait un soir sur deux, assis à une table tout près du piano avec un verre indéfiniment renouvelable et tenant absolument à donner son avis sur la musique après.

Mais cette imprégnation lui fit bientôt filer, comme c'est quelquefois le cas, le mauvais coton de la dépression. Quand Béliard commença de se plaindre sans cesse de sa solitude, bien qu'on l'eût constamment sur le dos, on chercha de nouvelles solutions. Bernie proposa même de lui faire rencontrer des filles. Pas des filles compliquées, lui représenta-t-il, des filles simples et gentilles, comme on en trouvait par exemple tant qu'on voulait au bar du Montmorency, mais Béliard refusa tout net. Ma condition, bafouilla-t-il avec une gravité d'ivrogne, me l'interdit. Sans émettre aucun commentaire, Max jugea snob ce refus de se commettre avec des mortelles.

On connut donc une période difficile où Béliard se mit à geindre tant, tout le temps, qu'on tenta tout pour lui. On lui conseilla de consulter – mais la médecine des âmes, il n'avait pas confiance. Max, qui se rappelait avoir traversé des moments difficiles comparables, lui suggéra de lui procurer des antidépresseurs en tout genre, des trucs au lithium qui avaient pu lui apporter alors un peu de soulagement, mais Béliard refusa également. Il refusait tout ce qu'on lui proposait. On ne savait plus quoi faire avec lui.

29.

Et puis, on ne sait au juste pourquoi ni comment, la situation se rétablit progressivement. Au bout de quelques semaines, Béliard commença d'aller mieux. Sans pour autant s'inverser en état maniaque, alternative classique de la dépression, l'humeur de Béliard prit un tour plus serein: on le vit se remettre à sourire, engager des conversations, jusqu'à prendre des initiatives. Max et Bernie n'eurent bientôt plus besoin de se casser la tête à lui trouver des distractions: il partait seul tous les après-midi, L'Officiel des spectacles en poche, et on ne le voyait plus jusqu'à l'apéritif – point sur lequel, d'ailleurs, il semblait même en voie de se modérer.

Lui qui, depuis son arrivée chez Bernie, n'avait jamais levé un doigt pour aider à la vie quotidienne, pouvait à présent rentrer le soir en apportant, faites de son propre chef, quelques courses pour le dîner. Vraiment Béliard était en progrès, faisant son lit dès son lever, aidant à la vaisselle et au ménage, rinçant la baignoire avant de quitter la salle de bains. C'est aussi volontiers qu'il accompagnait Max au supermarché, ne rechignant pas non plus à changer une ampoule ou transporter les bouteilles vides au conteneur vert du coin de la rue Amelot sans qu'on eût rien osé lui demander. L'hôte idéaclass="underline" aimable, coopératif et si discret qu'il arrivait à Max, rentré tard de son travail chez Gilbert donc levé tard aussi, de ne pas le croiser de la journée.

Un de ces jours qu'il avait ainsi disparu – vers la Sainte Chapelle, le Grand Rex ou la salle Drouot -, Max profita de son après-midi libre pour se rendre aux Grands magasins du Printemps dans un but prosaïque de renouvellement sous-vestimentaire. Celui-ci vite réglé, il traîna un moment parmi les étages du magasin, sans désir d'achat ni autre dessein que s'arrêter, çà et là, devant des choses dont il n'avait aucun besoin, une cabine de douche multifonctions, un téléviseur 16/9 ou par exemple une panoplie de couteaux – à légumes, à tomates, à pain, à jambon, à saumon, à désosser, à émincer, à larder. Ce faisant il écoutait vaguement les annonces diffusées dans l'espace et qui pouvaient parler d'une semaine du rideau, de rabais électroménagers, de 20 % sur les stores ou de madame Rose Mercœur qu'on attendait au Point priorité service du rez-de-chaussée.

Certes ce n'est pas un prénom si rare mais au fond pourquoi pas. Ce n'était pas non plus, à l’époque, le nom de famille de Rose mais tout le monde a le droit de se marier. Bref c'était encore plus improbable qu'à Passy ou Bel-Air mais après tout il avait le temps, oui, pourquoi ne pas aller jeter un coup d'œil. Cependant on voit bien que cette situation le rend un peu nerveux, qu'il progresse discrètement vers l'escalier mécanique, sans avoir l'air de se presser, avec le même air dégagé sous cœur battant que si, venant de commettre un vol, il redoutait d'être observé – pas question de se trahir par un geste suspect sous les faisceaux de la vidéosurveillance. Max, dans l'escalator, continua d'afficher cette lenteur désinvolte puis, arrivé au rez-de-chaussée, il chercha un peu plus fébrilement le Point priorité service et, une fois qu'il l'eut trouvé, figure-toi que cette fois c'était elle, c'était absolument elle.

Il apparut tout de suite que Rose, qui n'avait pas tellement changé à trente ans près, disons normalement changé, avait fait remodeler son nez, ce dont Max éprouva un nuage de contrariété. On se souvient que ce nez, dans le temps, n'était peut-être pas la plus belle chose qu'elle possédait, mais justement, justement. À peine un peu trop busqué, il était si bien cadré par un visage parfait qu'il semblait, à l'époque, d'autant plus émouvant. Bon, il était à présent devenu aussi beau que le reste, c'était un peu dommage mais on n'allait pas chipoter. C'était en tout cas une belle intervention de chirurgie plastique, tout à fait digne des professionnels du Centre. Quant aux vêtements de Rose, elle ne portait au Point priorité service aucune des tenues qu'il avait remarquées le jour de sa poursuite en métro. C'était assez classique, twin-set en cachemire camel et jupe en tweed moucheté – Max observa non sans une émotion que l'étiquette du twin-set, échappée du chandail, rebiquait à contresens sur sa nuque.