À l'arrivée du train, bien avant qu'il se fût immobilisé, les passagers s'étaient levés de leurs sièges, emparés de leurs sacs et massés aux environs des portes. Sauf Max qui descendit très lentement de la voiture après tout le monde, et Bernie, qui l'attendait sur le quai 8 de la gare Montparnasse, vit tout de suite que ça n'allait pas bien. Il accourut, s'empara du bras de Max, tâchant de tenir le cap le plus droit vers la sortie de la gare tout en parlant sans cesse, informant le pianiste que la critique du dernier concert à Pleyel avait été unanimement louangeuse (enfin c'est ce qu'on m'a dit, je ne lis jamais le journal), qu'à n'en pas douter Gaveau serait comble ce soir, que les États-Unis avaient appelé en prévision d'une tournée d'un mois, que le cachet proposé par le festival de Fougères était selon Parisy scandaleusement inacceptable et que, l'intégrale Chausson étant très attendue, le Japon insistait pour les dates de réservation des studios Cerumen (ils n'ont vraiment rien trouvé de plus drôle, comme nom?) ainsi que pas mal d'autres choses encore.
Tout cela, dans les escalators, ne provoquait chez Max que de petits ricanements entendus qui, conjugués à son haleine, ne manquèrent pas d'inquiéter supérieurement Bernie. Au fait, dit Max, comment ça s'est passé l'autre soir avec Parisy? Tu sais, ton augmentation. Eh bien pas mal, répondit Bernie, mais ça va dépendre un peu de vous. Ne t'inquiète pas, dit Max en trébuchant sur une marche, ça va aller. Si ça ne va pas, on se débarrassera de lui, de toute façon. Ça se change, un impresario. Nous formons, toi et moi, une excellente équipe et Parisy est un crétin. Quand même, objecta Bernie. Tais-toi, commanda Max, il n'entend rien à la musique, il a autant de sens artistique qu'un yaourt. De plus, insista-t-il en ratant une autre marche, il est complètement sourd. Quand même, répéta Bernie en saisissant plus fermement Max par le coude. Mais si, mais si, développa Max, il est si sourd que ses oreilles ne servent qu'à tenir les branches de ses lunettes. Et puis il ne comprend rien à mon projet. Mais de toute façon, généralisa-t-il, personne ne comprend rien à mon projet. Même pas moi.
Comme il était maintenant midi et quelque, après avoir déposé Max chez lui en taxi, Bernie descendait à pied le boulevard Barbès à la recherche d'une quelconque brasserie. L'ayant trouvée, une fois le plat du jour commandé, il gagna le sous-sol de l'établissement où se morfondaient comme toujours le téléphone et les toilettes. Ayant usé de celles-ci, il décrocha celui-là et composa le numéro de Parisy. Alors, s'inquiétait celui-ci, il est comment? Ça ne va pas trop fort, dit Bernie, j'ai l'impression qu'il n'est pas bien. Quoi, s'exclama Parisy, il est encore bourré? Déjà, à cette heure-ci? Il est fatigué, reconnut Bernie, je le trouve bien fatigué. Écoutez, Bernard, dit sèchement Parisy, ça c'est votre affaire, hein, c'est votre responsabilité. Vous vous souvenez de notre arrangement de l'autre jour? Il va de soi que si le concert est compromis, ça ne tient plus. Faites votre travail, maintenant.
Après que Max eut déjeuné chez lui à Château-Rouge, où Alice avait laissé du poulet froid dans la cuisine, il s'assoupit un moment sur le divan du studio, réveillé en sursaut par le retour de la peur qu'il essaya d'exorciser avec un verre, n'arrivant qu'à la potentialiser. Quand Bernie reparut chez lui en fin d'après-midi, pour l'escorter comme d'habitude avant le concert, Max avait l'air encore moins sûr de lui qu'à la gare et Bernie dut le guider vers sa douche avant de l'aider à s'habiller, puis, au coin de la rue Custine, il héla un taxi dans lequel on s'engouffra. Parc Monceau, annonça Bernie. Mais pourquoi le parc Monceau? protesta Max, pourquoi tu m'emmènes toujours là? C'est bien, le parc Monceau, répondit Bernie. C'est pratique, c'est joli, c'est pas mal desservi. C'est à côté de chez moi. Et puis c'est aussi que je n'ai pas beaucoup d'imagination.
Le ciel était gris sombre sur les boulevards qui défilaient, l'air était lourd avec des coups de fraîcheur, de petites gifles intermittentes qui entraient par les vitres baissées du taxi, Max ne cessait d'ouvrir et de refermer son imperméable. Tiens, observa-t-il quand le taxi se fut garé devant les grilles dorées, voilà qu'il pleut. Attendez un instant avant de descendre, avait prévu Bernie, je vais vous abriter. Vous me faites une petite fiche, s'il vous plaît, dit-il au chauffeur avant de contourner la voiture au pas de course, faisant apparaître un parapluie télescopique qu'il déploya au-dessus de Max, celui-ci chancelant en sortant du taxi sous la pluie fine.
Ils entrèrent à nouveau dans le parc. Bernie se contorsionnait un peu pour maintenir Max par un bras en continuant de brandir, au bout de son autre bras, le parapluie parfaitement centré sur le crâne de Max qui protesta: Mais protège-toi un peu, toi aussi. Tu vas être trempé. J'ai mon chapeau, rappela Bernie. Écoute, dit Max, si on passait plutôt prendre un verre chez toi, juste une petite bière, bien au chaud. Non, monsieur Max, dit Bernie d'une voix ferme. Écoute, insista Max, tu sais que la pluie ça n'est pas bon du tout pour mes mains. Ça me tue les doigts, je me gèle, je sens venir ma petite arthrose, je la sens qui vient. Je ne vais pas pouvoir jouer dans ces conditions. Monsieur Max, gémit Bernie désespérément. Sentant l'autre faiblir, Max plongea la main dans une poche de son imperméable, en retira une des petites bouteilles achetées dans le TGV, la brandit d'un air menaçant comme une grenade offensive. Regarde, dit-il, si c'est cela que tu crains, je l'ai sur moi de toute façon. Ça ne peut que me réchauffer. Alors voilà, c'est simple, ou bien une bière chez toi ou bien je bois ça ici même. Tu trouves que ce serait mieux? Ce n'est pas bien, capitula Bernie, ce n'est pas bien. Mais qu'est-ce qui n'est pas bien? s'étonna Max. Où est le mal? Et puis c'est où, déjà, chez toi, au juste? Rue Murillo, dit Bernie d'une voix morne, c'est par là. Je vois très bien, dit Max. Eh bien dis donc, ricana-t-il désagréablement, tu es dans les beaux quartiers, toi. C'est tout petit, protesta mollement Bernie, c'est au dernier étage, juste la place pour mon beau-fils et moi. Je tiens ça de ma famille. Allons-y, dit Max. Résigné, Bernie suivit Max plus qu'il ne le précéda vers le portail sud du parc, prenant quand même soin d'éviter, par principe, le monument dédié à Chopin – où l'on voit celui-ci, sculpté en pleine action à son piano, martelant on ne sait quelle mazurka pendant que l'inévitable jeune femme assise au-dessous de l'instrument, les cheveux recouverts d'un voile et curieusement dotée de très grands pieds, à l'évidence très concentrée, se couvre lés yeux d'une main sous l'emprise de l'extase – Putain mais c'est pas vrai comme c'est beau, cette musique – ou de l'exaspération – Putain mais c'est pas vrai comme j'en peux plus, de ce mec.