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C'est que cette ligne Étoile-Nation, qui assure la jonction entre quartiers chic et populaires – quoique ces adjectifs, se brouillant jusqu'à se grimper l'un sur l'autre au point de se prendre l'un pour l'autre, ne soient plus ce qu'ils étaient -, est aérienne en grande partie: elle bénéficie comme aucune autre de la lumière du jour, dont profite près d'une station sur deux. Elle sort sans cesse de terre pour s'y renfoncer en sinusoïde, serpent de mer ou montagne russe, train fantôme ou coït.

Mais déjà, sur le quai de Bir-Hakeim, premier arrêt après que l'on a franchi le fleuve, nulle trace d'imperméable beige. À Dupleix, station claire et blanche sous son ciel de verre à double pente, aucune touche de beige non plus et, alors que l'on se mettait à rouler fort près des immeubles, à hauteur des cuisines et des salles de bains, des salons et des chambres, chambres d'hôtel incluses où, comme la fin du jour s'annonçait, les lumières électriques menaçaient de s'allumer, Max commença de penser que son entreprise était hautement douteuse. Bien que les fenêtres fussent très souvent masquées par des voilages, des rideaux ou des stores, il distinguait fugitivement des scènes dans les appartements. Trois hommes assis autour d'une table. Un enfant sous un lampadaire. Une femme passant d'une pièce à l'autre. Un chat, peut-être un chien couché sur un coussin. Après qu'il n'eut trouvé la moindre trace de Rose à La Motte-Picquet -Grenelle, Max se mit à douter de plus en plus de l'issue de son projet. Il en eût presque été à renoncer mais non, il poursuivit. Ça ou autre chose.

Peu à peu, il ne considéra plus que d'un œil distrait les quais des stations qui défilaient. C'est entre elles qu'il inventoria plutôt les objets et les personnes ornant les balcons, les terrasses que le métro longeait en contrebas – linge étendu sur fil ou sur séchoir, vélos rangés contre un volet baissé, Caddies, poussettes et machines à laver hors d'usage, cartons d'emballage ayant pris l'eau, fauteuils de jardin, tapis, échelles, escabeaux, plantes vertes et bacs à fleurs où le géranium se taillait la part du lion, vieux jouets cassés, bassines, cuvettes et seaux en plastique d'où surgissaient obliquement de longs manches à balai. Sans parler, des mois après la fin de l'année, des vieux arbres de Noël dont ne restait plus qu'une arête rousse, ni des antennes paraboliques, toutes orientées dans la même direction comme des champs verticaux de tournesols, ni de quelques femmes inoccupées, plus ou moins habillées, accoudées aux barres d'appui et qui regardaient passer le métro aérien plein de types seuls comme Max, qui les regardaient en retour.

Passé Pasteur, Max ayant perdu tout espoir quant à Rose et fini par s'asseoir sur un strapontin ne projetait plus que des coups d'œil absents sur les quais. Tant que le métro restait aérien, il observait le paysage et, quand on plongeait sous terre, il considérait les deux hommes assis sur les strapontins d'en face, mais à cet égard rien de bien gai: l'un, une valise à ses pieds, présentait une plaie au cuir chevelu; l'autre, au visage éteint, consultait une brochure intitulée L'Aide au recouvrement des pensions alimentaires. Max préféra vite regarder son ticket.

Comme il ne se passe pas grand-chose dans cette scène, on pourrait l'occuper en parlant de ce ticket. C'est qu'il y aurait pas mal de choses à dire sur ces tickets, sur leurs usages annexes – curedents, cure-ongles ou coupe-papier, plectre ou médiator, marque-page et ramasse-miettes, cale ou cylindre pour produits stupéfiants, paravent de maison de poupée, microcarnet de notes, souvenir, support de numéro de téléphone que vous gribouillez pour une fille en cas d'urgence – et leurs divers destins – pliés en deux ou en quatre dans le sens de la longueur et susceptibles alors d'être glissés sous une alliance, une chevalière, un bracelet-montre, pliés en six et jusqu'en huit en accordéon, déchirés en confettis, épluchés en spirale comme une pomme, puis jetés dans les corbeilles du réseau, sur le sol du réseau, entre les rails du réseau, puis jetés hors du réseau, dans le caniveau, dans la rue, chez soi pour jouer à pile ou face: face magnétisée, pile section urbaine -, mais ce n'est peut-être pas le moment de développer tout cela..

Quand le métro redevenait aérien, Max aurait aussi pu s'intéresser aux viaducs que l'on empruntait, chers bons et beaux viaducs, chère vieille architecture de fer intelligente et digne, et puis non: comme son projet de poursuite se défaisait à vue d'œil, vite fané comme un coquelicot, voici qu'il descendit du métro à la station Nationale. Puis comme il n'avait plus rien à faire il se mit à marcher, sans imagination, suivant toujours la ligne 6 mais à l'air libre, en arpentant l'espace barbare, sommaire et mal aménagé, qui se prolonge au-dessous de ces viaducs comme une piste. Là se tiennent parfois des marchés, des brocantes ou des étals divers, de petits terrains de basket, mais c'est surtout un lieu de stationnement plus ou moins anarchique de voitures: froid chemin étroit, no man's land où jamais l'on ne se risque, sous le bruit de ferraille épineuse des convois, sans une vague inquiétude. Max marcha donc en suivant ce parcours jusqu'à la Seine, la refranchit dans l'autre sens que tout à l'heure puis continua jusqu'à Bel-Air où, fatigué, il remonta dans le métro suivant.

11.

Bel-Air est une station aérienne isolée entre deux tunnels, une île qui surplomberait en oasis la rue du Sahel dépeuplée. Soutenus par deux rangs de cinq colonnes, des auvents de bois peint que des marquises prolongent abritent ses quais. Ceux-ci ont l'air plus courts que dans les autres stations et, plus généralement, Bel-Air paraît humble. On dirait une station de village, cousine provinciale ou sœur mal aimée de George-V.

On aurait à première vue peu de raisons de s'appesantir sur cette station sauf que c'est là, contre toute vraisemblance, que Max a cru reconnaître à nouveau Rose. Et ça s'est passé comme ça. Max arrivait sur le quai désert, direction Nation, quand une rame s'est présentée qui venait en sens inverse, vers Étoile – ces histoires de rames, ça n'en finit pas. Des passagers sont descendus, presque aucun n'est monté puis la rame s'est éloignée.

Max a distraitement posé son regard sur les voyageurs se dirigeant vers la sortie du quai avant de disparaître dans l'escalier. Or parmi eux, de dos, trois quarts dos, on aurait bien dit que c'était encore elle, à ceci près qu'elle était cette fois vêtue d'un pantalon marine et d'un blouson pomme zippé, quelque chose comme ça, pas eu le temps de bien voir, tout s'est encore passé en peu de secondes. Cependant Max n'a pas pris le temps de raisonner, de juger anormal que Rose descendît d'une rame dans ce sens alors que lui, moins d'une heure avant, entreprenait de la poursuivre dans l'autre – d'autant plus qu'elle n'était même pas habillée pareil. Ni l'espace ni le temps ni les vêtements ne collaient mais tant pis, allons-y. Courons.

Il se mit à courir sous les vingt-quatre paires de néons sans protection qui lui arrivaient juste au-dessus des cheveux, il courut en longeant les accessoires classiques des quais du métro, écrans de contrôle, extincteurs, sièges en plastique, miroirs et pictogrammes prévenant des dangers de l'électrocution, poubelles – quatre poubelles direction Etoile alors que seulement deux direction Nation, pourquoi? Jetterait-on moins quand on revient des beaux quartiers? Max n'eut pas le temps de se poser cette question mais quand même, en ressortant du métro, l'idée l'effleura qu'il venait de dépenser un ticket pour rien.