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Alors que Max persistait dans sa nouvelle sobriété, il apparut que Béliard, à l'occasion, pouvait céder volontiers aux appels spiritueux. Un soir d'excès, il se livra un peu, évoquant de manière confuse sa vie quotidienne au Centre – ça n'a l'air de rien mais c'est dur, de travailler là-bas. Sous ses dehors comme ça, Lopez est redoutable – et quelques épisodes de son parcours professionnel. À mesure qu'il vidait ses verres sous l'œil inquiet de Max et de Bernie, il évoqua pâteusement une soi-disant mission pendant laquelle il avait dû s'occuper d'une jeune femme en difficulté. Il débutait au Centre à cette époque, tenta-t-il d'expliquer, c'était un stage et c'était spécialement affreux d'être stagiaire, assura-t-il en se resservant, ils vous imposent d'être petit, moche et méchant, moi qui n'aime que ce qui est beau et bon, mais enfin, il a bien fallu en passer par là. À l'évidence, il délirait.

Les jours passant, Béliard qui s'était mis à boire beaucoup, parfois dès le matin, venait quotidiennement boulevard du Temple au point qu'il fallut bientôt le prendre en charge à temps plein. Bernie lui libéra une autre chambre et on le promenait, on l'emmenait au Louvre ou au musée d'Orsay, on le baladait jusqu'à la Mer de sable et au château de Versailles, on lui faisait respirer le bon air du parc des Buttes-Chaumont. Ne voyant plus aucune objection quant au travail de Max chez Gilbert, Béliard l'y accompagnait un soir sur deux, assis à une table tout près du piano avec un verre indéfiniment renouvelable et tenant absolument à donner son avis sur la musique après.

Mais cette imprégnation lui fit bientôt filer, comme c'est quelquefois le cas, le mauvais coton de la dépression. Quand Béliard commença de se plaindre sans cesse de sa solitude, bien qu'on l'eût constamment sur le dos, on chercha de nouvelles solutions. Bernie proposa même de lui faire rencontrer des filles. Pas des filles compliquées, lui représenta-t-il, des filles simples et gentilles, comme on en trouvait par exemple tant qu'on voulait au bar du Montmorency, mais Béliard refusa tout net. Ma condition, bafouilla-t-il avec une gravité d'ivrogne, me l'interdit. Sans émettre aucun commentaire, Max jugea snob ce refus de se commettre avec des mortelles.

On connut donc une période difficile où Béliard se mit à geindre tant, tout le temps, qu'on tenta tout pour lui. On lui conseilla de consulter – mais la médecine des âmes, il n'avait pas confiance. Max, qui se rappelait avoir traversé des moments difficiles comparables, lui suggéra de lui procurer des antidépresseurs en tout genre, des trucs au lithium qui avaient pu lui apporter alors un peu de soulagement, mais Béliard refusa également. Il refusait tout ce qu'on lui proposait. On ne savait plus quoi faire avec lui.

29.

Et puis, on ne sait au juste pourquoi ni comment, la situation se rétablit progressivement. Au bout de quelques semaines, Béliard commença d'aller mieux. Sans pour autant s'inverser en état maniaque, alternative classique de la dépression, l'humeur de Béliard prit un tour plus serein: on le vit se remettre à sourire, engager des conversations, jusqu'à prendre des initiatives. Max et Bernie n'eurent bientôt plus besoin de se casser la tête à lui trouver des distractions: il partait seul tous les après-midi, L'Officiel des spectacles en poche, et on ne le voyait plus jusqu'à l'apéritif – point sur lequel, d'ailleurs, il semblait même en voie de se modérer.

Lui qui, depuis son arrivée chez Bernie, n'avait jamais levé un doigt pour aider à la vie quotidienne, pouvait à présent rentrer le soir en apportant, faites de son propre chef, quelques courses pour le dîner. Vraiment Béliard était en progrès, faisant son lit dès son lever, aidant à la vaisselle et au ménage, rinçant la baignoire avant de quitter la salle de bains. C'est aussi volontiers qu'il accompagnait Max au supermarché, ne rechignant pas non plus à changer une ampoule ou transporter les bouteilles vides au conteneur vert du coin de la rue Amelot sans qu'on eût rien osé lui demander. L'hôte idéaclass="underline" aimable, coopératif et si discret qu'il arrivait à Max, rentré tard de son travail chez Gilbert donc levé tard aussi, de ne pas le croiser de la journée.

Un de ces jours qu'il avait ainsi disparu – vers la Sainte Chapelle, le Grand Rex ou la salle Drouot -, Max profita de son après-midi libre pour se rendre aux Grands magasins du Printemps dans un but prosaïque de renouvellement sous-vestimentaire. Celui-ci vite réglé, il traîna un moment parmi les étages du magasin, sans désir d'achat ni autre dessein que s'arrêter, çà et là, devant des choses dont il n'avait aucun besoin, une cabine de douche multifonctions, un téléviseur 16/9 ou par exemple une panoplie de couteaux – à légumes, à tomates, à pain, à jambon, à saumon, à désosser, à émincer, à larder. Ce faisant il écoutait vaguement les annonces diffusées dans l'espace et qui pouvaient parler d'une semaine du rideau, de rabais électroménagers, de 20 % sur les stores ou de madame Rose Mercœur qu'on attendait au Point priorité service du rez-de-chaussée.

Certes ce n'est pas un prénom si rare mais au fond pourquoi pas. Ce n'était pas non plus, à l’époque, le nom de famille de Rose mais tout le monde a le droit de se marier. Bref c'était encore plus improbable qu'à Passy ou Bel-Air mais après tout il avait le temps, oui, pourquoi ne pas aller jeter un coup d'œil. Cependant on voit bien que cette situation le rend un peu nerveux, qu'il progresse discrètement vers l'escalier mécanique, sans avoir l'air de se presser, avec le même air dégagé sous cœur battant que si, venant de commettre un vol, il redoutait d'être observé – pas question de se trahir par un geste suspect sous les faisceaux de la vidéosurveillance. Max, dans l'escalator, continua d'afficher cette lenteur désinvolte puis, arrivé au rez-de-chaussée, il chercha un peu plus fébrilement le Point priorité service et, une fois qu'il l'eut trouvé, figure-toi que cette fois c'était elle, c'était absolument elle.

Il apparut tout de suite que Rose, qui n'avait pas tellement changé à trente ans près, disons normalement changé, avait fait remodeler son nez, ce dont Max éprouva un nuage de contrariété. On se souvient que ce nez, dans le temps, n'était peut-être pas la plus belle chose qu'elle possédait, mais justement, justement. À peine un peu trop busqué, il était si bien cadré par un visage parfait qu'il semblait, à l'époque, d'autant plus émouvant. Bon, il était à présent devenu aussi beau que le reste, c'était un peu dommage mais on n'allait pas chipoter. C'était en tout cas une belle intervention de chirurgie plastique, tout à fait digne des professionnels du Centre. Quant aux vêtements de Rose, elle ne portait au Point priorité service aucune des tenues qu'il avait remarquées le jour de sa poursuite en métro. C'était assez classique, twin-set en cachemire camel et jupe en tweed moucheté – Max observa non sans une émotion que l'étiquette du twin-set, échappée du chandail, rebiquait à contresens sur sa nuque.

Elle était seule. Elle avait l'air d'attendre. La reconnaissant donc aussitôt, Max voulut s'approcher mais elle n'allait sûrement pas le reconnaître – normal vu le temps passé, multiplié par le traitement subi au Centre. Elle ne l'identifierait donc évidemment pas mais au fond, essayer de la séduire sous ses nouveaux nom et aspect serait aussi pas mal troublant après tellement d'années. Spontanément il fallait l'aborder mais quelque chose retint Max, non moins embarrassé par son lot dérisoire de caleçons sous plastique que par le risque, toujours, de passer pour un – quoique ce risque, cette fois, parût moins justifié qu'avec la femme au chien. Il attendit quand même un peu, le temps que son cœur batte un peu moins et qu'il imagine le moyen d'oser aller se manifester.

Ce fut alors que, paraissant au fond du magasin puis traversant tout le département des parfums, Max vit Béliard se diriger vers Rose et l'aborder, lui, frontalement et sans préambule comme s'il l'avait toujours connue. Entre Chanel et Shiseido, ils se lancèrent aussitôt dans un échange animé, facile et souriant dès le début duquel Max, effaré, vit Béliard rabattre d'un petit geste l'étiquette du chandail de Rose, familièrement et dans le bon sens. Après quoi il parut insister sur un point, argumenter avec éloquence et à l'aide de gestes, toujours les mêmes gestes et donc toujours, sans doute, sur ce même point. À mesure que cette conversation se prolongeait, Rose manifestait de son côté de plus en plus de signes d'acquiescement, provoquant en retour le sourire de plus en plus ouvert de Béliard.

Max ne put s'empêcher de se mettre à marcher, vers eux, comme un fantôme, mais n'oublions pas qu'il n'est qu'un fantôme, pour s'immobiliser à quelques mètres. Comme Béliard l'aperçut alors, il lui fit signe d'approcher en gardant son sourire grand ouvert, venez donc ici que je vous présente. Paul, prononça-t-il, un ami. Rose, une vieille amie que j'avais perdue de vue depuis longtemps, sourit Béliard de plus en plus largement, je désespérais presque de la retrouver. Max s'inclina gauchement devant Rose qui n'eut qu'un signe de tête sans manifester, comme prévu, le moindre signe de reconnaissance. Nous allions partir, voyez-vous, fit savoir Béliard, nous avons une petite course à faire. Attendez un instant, dit Max. Excusez-moi mais, cette personne, je crois que c'est moi qui devais absolument la retrouver. Oui, dit Béliard avec un sourire froid, je sais. Je le sais parfaitement mais c'est moi qui pars avec elle. C'est comme ça, voyez-vous, la section urbaine. Ça consiste en ça. C'est ce que vous autres appelez l'enfer, en quelque sorte. Alors nous sommes bien d'accord? enchaîna-t-il en se retournant vers Rose, je vous ramène au parc? Mon cher Paul, je vous dis à plus tard.

Resté d'abord immobile devant le Point priorité service, Max écrasé voit Rose et Béliard se diriger vers les portes vitrées, les pousser, quitter son champ visuel avant que, par automatisme, il se mette à son tour en mouvement. Une fois sorti du magasin, il les aperçoit encore qui s'en vont sur le boulevard Haussmann, dans la direction de l'ouest, mais lui s'arrête là, ne les suit que des yeux sans penser à les rejoindre. Au croisement de la Chaussée d'Antin, Béliard se retourne, lui fait un petit signe et Max, plus mort que jamais, les voit reprendre leur marche, s'amenuiser dans la perspective du boulevard avant de prendre à droite et disparaître dans la rue de Rome.