D’où vient cette déviation de l’instinct ? De plusieurs causes sans doute. La plus apparente est la rareté des femmes, séquestrées par les riches qui possèdent quatre épouses légitimes et autant de concubines qu’ils en peuvent nourrir. Peut-être aussi l’ardeur du climat, qui exaspère les désirs sensuels, a-t-elle émoussé chez ces hommes de tempérament violent la délicatesse, la finesse, la propreté intellectuelle qui nous préservent des habitudes et des contacts répugnants.
Peut-être encore trouve-t-on là une sorte de tradition des mœurs de Sodome, une hérédité vicieuse chez ce peuple nomade, inculte, presque incapable de civilisation, demeuré aujourd’hui tel qu’il était aux temps bibliques.
Oserai-je citer quelques exemples récents et bien caractéristiques de la puissance de cette passion chez l’Arabe ?
Le hammam eut, dans ses débuts, parmi les garçons des bains, un petit nègre d’Algérie. Après un séjour de quelque temps à Paris, ce jeune homme revint en Afrique. Or, un matin, on trouva dans une caserne deux soldats assassinés ; et l’enquête démontra bien vite que le meurtrier n’était autre que l’ancien employé du hammam, qui, du même coup, avait tué ses deux amants. Des relations intimes s’étant établies entre ces hommes qui s’étaient connus par lui, il avait découvert leur liaison, et, jaloux de tous les deux, les avait égorgés.
De pareils faits sont très fréquents.
Voici maintenant un autre drame.
Un jeune Arabe de grande tente ( ?) était connu dans toute la contrée pour ses habitudes amoureuses qui faisaient aux Oulad-Naïl une déloyale concurrence.
Ses frères lui reprochèrent plusieurs fois, non pas ses mœurs, mais sa vénalité. Comme il ne changeait en rien ses habitudes, ils lui donnèrent huit jours pour renoncer à son commerce. Il ne tint pas compte de cet avertissement.
Le neuvième jour, au matin, on le trouva mort, étranglé, le corps nu et la tête voilée, au milieu du cimetière arabe. Quand on découvrit la figure, on aperçut une pièce de monnaie violemment incrustée, d’un coup de talon, dans la chair du front, et, sur cette pièce, une petite pierre noire.
À côté du drame, une comédie.
Un officier de spahis cherchait en vain une ordonnance. Tous les soldats qu’il employait étaient mal habillés, peu soigneux, impossibles à garder. Un matin, un jeune cavalier arabe se présente, fort beau, intelligent, d’allure fine. Le lieutenant le prit à l’essai. C’était une trouvaille, un garçon actif, propre, silencieux, plein d’attention et d’adresse. Tout alla bien pendant huit jours. Le neuvième jour au matin, comme le lieutenant rentrait de sa promenade quotidienne, il aperçut devant sa porte un vieux spahi en train de cirer ses bottes. Il passa dans le vestibule ; un autre spahi balayait. Dans la chambre, un troisième faisait le lit. Un quatrième, au loin, chantait dans l’écurie, tandis que le véritable ordonnance, le jeune Mohammed, fumait des cigarettes, couché sur un tapis.
Stupéfait, le lieutenant appela un de ces remplaçants inattendus, et, lui montrant ses camarades :
— Qu’est-ce que vous f… ichez ici, vous autres ?
L’Arabe immédiatement s’expliqua :
— Mon lieutenant, c’est le lieutenant indigène qui nous a envoyés. (Chaque lieutenant français, en effet, est doublé d’un officier indigène qui lui est subordonné.)
— Ah ! C’est le lieutenant indigène. Et pourquoi ça ?
Le soldat reprit :
— Mon lieutenant, il nous a dit : « Allez-vous-en chez le lieutenant et faites-moi tout l’ouvrage de Mohammed. Mohammed il doit rien faire, parce que c’est la femme du lieutenant. »
Cette attention délicate coûta d’ailleurs à l’officier deux mois d’arrêts.
Ce qui prouve combien ce vice est entré dans les mœurs des Arabes, c’est que tout prisonnier qui leur tombe dans les mains est aussitôt utilisé pour leurs plaisirs. Sils sont nombreux, l’infortuné peut mourir à la suite de ce supplice de volupté.
Quand la justice est appelée à constater un assassinat, elle constate aussi fort souvent que le cadavre a été violé, après la mort, par le meurtrier.
Il est encore d’autres faits fort communs et tellement ignobles que je ne les puis rapporter ici.
En redescendant, un soir, de Boukhrari, vers le coucher du soleil, j’aperçus trois Oulad-Naïl, deux en rouge et une en bleu, debout au milieu d’une foule d’hommes assis à l’orientale ou couchés. Elles avaient l’air de divinités sauvages dominant un peuple prosterné.
Tous avaient les yeux fixés sur le fort de Boghar, là-bas, sur la grande côte en face, sur l’autre versant de la vallée poudreuse. Tous étaient immobiles, attentifs comme s’ils eussent attendu quelque événement surprenant. Tous tenaient à la main une cigarette vierge encore et qu’ils venaient de rouler.
Soudain une petite fumée blanche jaillit au sommet de la forteresse, et aussitôt, dans toutes les bouches pénétrèrent toutes les cigarettes, tandis qu’un bruit sourd et lointain faisait un peu frémir le sol. C’était le canon français annonçant aux vaincus le terme de l’abstinence quotidienne.
Le Zar’ez
Comme je déjeunais un matin au fort de Boghar chez le capitaine du bureau arabe, un des officiers les plus obligeants et les plus capables qui soient dans le Sud, au dire des gens compétents, on parla d’une mission qu’allaient remplir deux jeunes lieutenants. Il s’agissait de faire un long crochet sur les territoires des cercles de Boghar, Djelfa et Bou-Saada pour déterminer les points d’eau. On craignait toujours une insurrection générale dès la fin du Ramadan et on voulait préparer la marche d’une colonne expéditionnaire à travers les tribus qui peuplent cette partie du pays.
Aucune carte précise n’existe encore de ces contrées. On n’a que les sommaires relevés topographiques faits par les rares officiers qui passent de temps en temps, les indications approximatives des sources et des puits, les notes griffonnées vivement sur le pommeau de la selle, et les rapides dessins faits à l’œil, sans instruments d’aucune sorte.
Je demandai aussitôt l’autorisation de me joindre à la petite troupe. Elle me fut accordée de la meilleure grâce du monde.
Nous sommes partis deux jours plus tard.
Il était trois heures du matin quand un spahi vint m’éveiller en frappant à la porte de la pauvre auberge de Boukhrari.
Quand j’eus ouvert, l’homme se présenta avec sa veste rouge brodée de noir, son large pantalon plissé, finissant au genou, là où commencent les bas en cuir cramoisi des cavaliers du désert. C’était un Arabe de taille moyenne. Son nez courbé avait été fendu d’un coup de sabre et la cicatrice laissait ouverte toute la narine du côté gauche. Il s’appelait Bou-Abdallah. Il me dit :
— Mossieu, ton cheval il est prêt.
Je demandai :
— Le lieutenant est-il arrivé ?
Il me répondit :
— Va venir.
Bientôt, un bruit lointain s’éleva dans la vallée obscure et nue ; puis des ombres et des silhouettes apparurent, passèrent. Je distinguai seulement les trois corps étranges et lents des trois chameaux qui portaient les cantines, nos lits de camps et les quelques objets que nous prenions pour un voyage de vingt jours dans une solitude à peine connue des officiers eux-mêmes.