Et, si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride !
Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre-là ; et, là, pourtant, on ne désire rien, on n’aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l’œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu, et qu’on ne pourrait le concevoir autrement. La rare verdure même y choque comme une chose fausse, blessante et dure.
C’est tous les jours, aux mêmes heures, le même spectacle : le feu mangeant un monde ; et, sitôt que le soleil s’est couché, la lune, à son tour, se lève sur l’infinie solitude. Mais, chaque jour, peu à peu, le désert silencieux vous envahit, vous pénètre la pensée comme la dure lumière vous calcine la peau ; et l’on voudrait devenir nomade à la façon de ces hommes qui changent de pays sans jamais changer de patrie, au milieu de ces interminables espaces toujours à peu près semblables.
Chaque jour, l’officier en tournée envoie en avant un cavalier indigène pour prévenir le caïd chez qui il mangera et dormira le lendemain, afin que celui-ci puisse prélever dans sa tribu la nourriture des hommes et des bêtes. Cette coutume, qui équivaut aux billets de logement chez l’habitant des villes en France, devient fort onéreuse pour les tribus par la manière dont elle est pratiquée.
Qui dit Arabe dit voleur, sans exception. Voici donc comment les choses se passent. Le caïd s’adresse à un chef de fraction et réclame cette redevance de ses hommes.
Pour s’exempter de cet impôt et de cette corvée, le chef de fraction paie. Le caïd empoche et s’adresse à un autre qui souvent aussi s’exonère de la même façon. Enfin, il faut bien que l’un d’eux s’exécute.
Si le caïd a un ennemi, la charge tombe sur celui-là, qui procède, vis-à-vis des simples Arabes, de la même façon que le caïd vis-à-vis des cheiks.
Et voilà comment un impôt, qui ne devrait pas coûter plus de vingt à trente francs à chaque tribu, lui coûte quatre à cinq cents francs invariablement.
Et il est impossible encore de changer cela, pour une infinité de raisons trop longues à développer ici.
Dès qu’on approche d’un campement on aperçoit au loin un groupe de cavaliers qui vient vers vous. Un d’eux marche seul, en avant. Ils vont au pas, ou au trot. Puis, tout à coup, ils s’élancent au galop, un galop furieux, que nos bêtes du Nord ne supporteraient pas deux minutes. C’est le galop des chevaux de course, qui ressemble au passage d’un train express. Mais l’Arabe reste presque droit sur sa selle, avec ses vêtements blancs flottants ; et, d’une seule secousse, il arrête l’animal qui fléchit sur ses jambes. Puis, il saute à terre d’un bond, et s’avance respectueux, vers l’officier, dont il baise la main.
Quels que soient le titre de l’Arabe, son origine, sa puissance et sa fortune, il baise presque toujours la main des officiers qu’il rencontre.
Puis le caïd se remet en selle et dirige les voyageurs vers la tente qu’il leur a fait préparer. On s’imagine généralement que les tentes arabes sont blanches, éclatantes au soleil. Elles sont au contraire d’un brun sale, rayé de jaune. Leur tissu très épais, en poil de chameau et de chèvre, semble grossier. La tente est fort basse (on s’y tient tout juste debout) et très étendue. Des piquets la supportent d’une façon assez irrégulière, et tous les bords sont relevés ce qui permet à l’air de circuler librement dessous.
Malgré cette précaution, la chaleur est écrasante, pendant le jour, dans ces demeures de toile ; mais les nuits y sont délicieuses, et on dort merveilleusement sur les épais et magnifiques tapis du Djebel-Amour, bien qu’ils soient peuplés d’insectes.
Les tapis constituent le seul luxe des Arabes riches. On les entasse les uns sur les autres, on en forme des amoncellements, et on les respecte infiniment, car chaque homme retire sa chaussure pour marcher dessus, comme à la porte des mosquées.
Aussitôt que ses hôtes sont assis, ou plutôt étendus à terre, le caïd fait apporter le café. Ce café est exquis. La recette pourtant est simple. On le broie au lieu de le moudre, on y mélange une quantité respectable d’ambre gris, puis on le fait bouillir dans l’eau.
Rien de drôle comme la vaisselle arabe. Quand un riche caïd vous reçoit, sa tente est ornée de tentures inappréciables, de coussins admirables et de tapis merveilleux ; puis vous voyez arriver un vieux plateau de tôle supportant quatre tasses ébréchées, fêlées, hideuses, qui semblent achetées à quelque bazar des boulevards extérieurs, à Paris. Il y en a de toutes les grandeurs et de toutes les formes, porcelaine anglaise, imitation du japon, Creil commun, tout ce qu’on a fait de plus laid et de plus grossier en faïence dans toutes les parties du monde.
Le café est apporté dans un vieux pot à tisane, ou dans une gamelle de troupier, ou dans une inénarrable cafetière en plomb, déformée, bossuée, qui semble malade.
Peuple étrange, enfantin, demeuré primitif comme à la naissance des races. Il passe sur la terre sans s’y attacher, sans s’y installer. Il n’a pour maisons que des linges tendus sur des bâtons, il ne possède aucun des objets sans lesquels la vie nous semblerait impossible. Pas de lits, pas de draps, pas de tables, pas de sièges, pas une seule de ces petites choses indispensables qui font commode l’existence. Aucun meuble pour ne rien serrer, aucune industrie, aucun art, aucun savoir en rien. Il sait à peine coudre les peaux de bouc pour emporter l’eau, et il emploie en toutes circonstances des procédés tellement grossiers qu’on en demeure stupéfait.
Il ne peut même pas raccommoder sa tente que déchire le vent ; et les trous sont nombreux dans le tissu brunâtre que la pluie traverse à son gré. Ils ne semblent attachés ni au sol ni à la vie, ces cavaliers vagabonds qui posent une seule pierre sur la place où dorment leurs morts, une grosse pierre quelconque ramassée sur la montagne voisine. Leurs cimetières ressemblent à des champs, où se serait écroulée, autrefois, une maison européenne.
Les nègres ont des cases, les Lapons ont des trous, les Esquimaux ont des huttes, les plus sauvages des sauvages ont une demeure creusée dans le sol ou plantée dessus ; ils tiennent à leur mère la terre. Les Arabes passent, toujours errants, sans attaches, sans tendresse pour cette terre que nous possédons, que nous rendons féconde, que nous aimons avec les fibres de notre cœur humain ; ils passent au galop de leurs chevaux, inhabiles à tous nos travaux, indifférents à nos soucis, comme s’ils allaient toujours quelque part où ils n’arriveront jamais.
Leurs coutumes sont restées rudimentaires. Notre civilisation glisse sur eux sans les effleurer.
Ils boivent à l’orifice même de la peau de bouc ; mais on présente l’eau aux étrangers dans une collection de récipients invraisemblables. Tout s’y trouve, depuis la casserole de fer jusqu’au bidon défoncé. S’ils s’emparaient, dans quelque razzia, d’un de nos chapeaux parisiens à haute forme, ils le conserveraient assurément pour offrir à boire dedans au premier général qui traverserait la tribu.