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Il y a dans la tribu des Oulad-Alane, que nous avons traversée, un procès qui dure depuis trois ans, sans qu’aucune lumière ne puisse apparaître. Les deux plaideurs font de temps en temps un petit séjour sous les verrous, et recommencent.

Ils passent, du reste, leur vie à se voler entre eux, à se tromper et à se tirer des coups de fusil. Mais ils nous dissimulent le plus possible toutes les affaires où la poudre a joué son rôle.

Chez les Oulad-Mokhtar, un homme de grande taille se présente en demandant à entrer à l’hôpital français.

L’officier l’interroge sur sa maladie. Alors l’Arabe ouvre son vêtement ; et nous apercevons une plaie horrible, très vieille déjà et purulente, à la hauteur du foie. Ayant invité le blessé à se retourner, un autre trou nous apparut dans son dos, en face du premier, au centre d’une grosseur aussi volumineuse qu’une tête d’enfant. Lorsqu’on appuyait autour, des fragments d’os sortaient. Cet homme avait reçu manifestement un coup de fusil ; et la charge, entrée sous la poitrine, était sortie par le dos, en broyant deux ou trois côtes. Mais il nia avec énergie, protesta et jura que « c’était l’œuvre de Dieu ».

Dans ce pays sec d’ailleurs les plaies ne présentent jamais de gravité. Les fermentations, les pourritures produites par les éclosions de microbe n’existent point, ces animalcules ne vivant que sous les climats humides. À moins d’être tué sur le coup, à moins qu’un organe essentiel ne soit supprimé, les blessures sont toujours guéries.

Nous arrivions le lendemain chez le caïd Abd-el-Kader-bel-Hout, un parvenu. Sa tribu qu’il administre avec sagesse est moins turbulente et moins plaideuse que les autres. Peut-être faut-il chercher une autre cause à ce calme relatif.

Le pays n’ayant de sources que sur le versant sud du Djebel-Gada, qui n’est point habité, l’eau naturellement n’est fournie que par les puits communs à toute la tribu. Il ne peut donc se produire de détournements de cours, ce qui est la principale cause de querelles et de haines dans tout le Sud.

Ici encore un homme se présenta en sollicitant son admission à l’hôpital français. Quand on lui demanda quelle maladie il avait, il releva sa gandoura et montra ses jambes. Elles étaient marbrées de taches bleues, flasques, molles, blettes comme un fruit trop mûr, avec des chairs tellement ramollies que le doigt y pénétrait comme dans une pâte qui gardait longtemps le trou creusé par cette pression. Ce pauvre diable présentait enfin tous les signes d’une syphilis épouvantable. Comme on lui demandait en quelle occasion cette infirmité lui était venue, il leva la main, et jura par la mémoire de ses ancêtres que « c’était l’œuvre de Dieu ».

En vérité le Dieu des Arabes accomplit des œuvres bien singulières.

Lorsque toutes les réclamations ont été entendues, on essaie de dormir un peu sous la chaleur terrible de la tente.

Puis le soir vient ; on dîne. Un calme profond tombe sur la terre calcinée. Les chiens des douars commencent à hurler au loin, et les chacals leur répondent.

On s’étend sur les tapis sous le ciel criblé d’étoiles, qui semblent humides, tant leur clarté scintille ; et alors on cause longtemps, très longtemps. Tous les souvenirs reviennent, doux, précis et faciles à dire, sous ces nuits tièdes si pleines d’astres. Tout autour de la tente de l’officier, des Arabes sont étendus par terre ; et, sur une ligne, les chevaux, entravés par les jambes de devant, restent debout, avec un homme de garde auprès de chacun d’eux.

Ils ne doivent pas se coucher ; et ils restent toujours debout, ces chevaux ; car la monture d’un chef ne peut pas être fatiguée. Sitôt qu’ils essaient de s’étendre, un Arabe se précipite et les force à se relever.

Mais la nuit s’avance. Nous nous allongeons sur les tapis de laine épaisse, et parfois, dans les réveils subits, nous apercevons partout, sur la terre nue qui nous environne, des êtres blancs étendus et dormant, comme des cadavres dans des linceuls.

Un jour, après une marche de dix heures dans la poussière brûlante, comme nous venions d’arriver au campement, auprès d’un puits d’eau bourbeuse et saumâtre qui nous parut cependant exquise, le lieutenant me secoua soudain au moment où j’allais me reposer sous la tente, et me dit, en me montrant l’extrême horizon vers le sud : « Ne voyez-vous rien là-bas ? »

Après avoir regardé, je répondis : « Si, un tout petit nuage gris. »

Alors le lieutenant sourit : « Eh bien ! Asseyez-vous là et continuez à regarder ce nuage. »

Surpris, je demandai pourquoi. Mon compagnon reprit : « Si je ne me trompe, c’est un ouragan de sable qui nous arrive. »

Il était environ quatre heures, et la chaleur se maintenait encore à quarante-huit degrés sous la tente. L’air semblait dormir sous l’oblique et intolérable flamme du soleil. Aucun souffle, aucun bruit, sauf le mouvement des mâchoires de nos chevaux entravés, qui mangeaient l’orge, et les vagues chuchotements des Arabes qui, cent pas plus loin, préparaient notre repas.

On eût dit cependant qu’il y avait autour de nous une autre chaleur que celle du ciel, plus concentrée, plus suffocante, comme celle qui vous oppresse quand on se trouve dans le voisinage d’un incendie considérable. Ce n’étaient point ces souffles ardents, brusques et répétés, ces caresses de feu qui annoncent et précèdent le siroco, mais un échauffement mystérieux de tous les atomes de tout ce qui existe.

Je regardais le nuage qui grandissait rapidement, mais à la façon de tous les nuages. Il était maintenant d’un brun sale et montait très haut dans l’espace. Puis il se développa en large, ainsi que nos orages du Nord. En vérité, il ne me semblait présenter absolument rien de particulier.

Enfin, il barra tout le sud. Sa base était d’un noir opaque, son sommet cuivré paraissait transparent.

Un grand remuement derrière moi me fit me retourner. Les Arabes avaient fermé notre tente, et ils en chargeaient les bords de lourdes pierres. Chacun courait, appelait, se démenait avec cette allure effarée qu’on voit dans un camp au moment d’une attaque.

Il me sembla soudain que le jour baissait ; je levai les yeux vers le soleil. Il était couvert d’un voile jaune et ne paraissait plus être qu’une tache pâle et ronde s’effaçant rapidement.

Alors, je vis un surprenant spectacle. Tout l’horizon vers le sud avait disparu, et une masse nébuleuse qui montait jusqu’au zénith venait vers nous, mangeant les objets, raccourcissant à chaque seconde les limites de la vue, noyant tout.

Instinctivement, je me reculai vers la tente. Il était temps. L’ouragan, comme une muraille jaune et démesurée, nous touchait. Il arrivait, ce mur, avec la rapidité d’un train lancé ; et soudain il nous enveloppa dans un tourbillon furieux de sable et de vent, dans une tempête de terre impalpable, brûlante, bruissante, aveuglante et suffocante.

Notre tente, maintenue par des pierres énormes, fut secouée comme une voile, mais résista. Celle de nos spahis, moins assujettie, palpita quelques secondes, parcourue par de grands frissons de toile ; puis soudain, arrachée de terre, elle s’envola et disparut aussitôt dans la nuit de poussière mouvante qui nous entourait.