On ne voyait plus rien à dix pas à travers ces ténèbres de sable. On respirait du sable, on buvait du sable, on mangeait du sable. Les yeux en étaient remplis, les cheveux en étaient poudrés ; il se glissait par le cou, par les manches, jusque dans nos bottes.
Ce fut ainsi toute la nuit. Une soif ardente nous torturait. Mais l’eau, le lait, le café, tout était plein de sable qui craquait sous notre dent. Le mouton rôti en était poivré ; le kous-kous semblait fait uniquement de fins graviers roulés ; la farine du pain n’était plus que de la pierre pilée menu.
Un gros scorpion vint nous voir. Ce temps, qui plaît à ces bêtes, les fait toutes sortir de leurs trous. Les chiens du douar voisin ne hurlèrent pas ce soir-là.
Puis, au matin, tout était fini ; et le grand tyran meurtrier de l’Afrique, le soleil, se leva, superbe, sur un horizon clair.
On partit un peu tard, cette inondation de sable ayant troublé notre sommeil.
Devant nous s’élevait la chaîne du Djebel-Gada qu’il fallait traverser. Un défilé s’ouvrait sur la droite ; on suivit la montagne jusqu’au passage, où l’on s’engagea. Nous retrouvions l’alfa, l’horrible alfa. Puis soudain je crus découvrir la trace effacée d’une route, des ornières de roues. Je m’arrêtai, surpris. Une route ici, quel mystère ? J’en eus l’explication. Un ancien caïd de cette tribu, ayant été grisé par l’exemple des Européens habitant Alger, voulut se donner le luxe d’un carrosse dans le désert. Mais, pour avoir une voiture, il faut posséder des routes, aussi cet ingénieux potentat occupa-t-il pendant des mois tous les Arabes, ses sujets, à des travaux de grande voirie. Ces misérables, sans pioches, sans pelles, sans outils, terrassant le plus souvent avec leurs mains, parvinrent cependant à aplanir plusieurs kilomètres de chemin. Cela suffisait à leur maître, qui s’offrit ainsi des promenades à travers le Sahara dans un stupéfiant équipage, en compagnie de beautés indigènes qu’il envoyait quérir à Djelfa par son favori, un jeune Arabe de seize ans.
Il faut avoir vu ce pays pelé, rongé, dénudé ; il faut connaître, l’Arabe avec son introublable gravité, pour comprendre le comique infini de ce débauché à tête de vautour, de cet élégant du désert promenant des cocottes aux pieds nus, dans une carriole de bois brut, à roues inégales, conduite à fond de train par son… mignon. Cette élégance du tropique, cette débauche saharienne, ce chic enfin en pleine Afrique me parurent d’une inoubliable drôlerie.
Notre troupe était nombreuse ce matin-là. Outre le caïd et son fils, nous étions accompagnés de deux cavaliers indigènes et d’un vieil homme maigre, à barbe en pointe, à nez crochu, avec une physionomie de rat, des manières obséquieuses, une échine courbe et des yeux faux. C’était encore, celui-là, un autre ancien caïd de la tribu cassé pour concussion. Il devait nous servir de guide le lendemain, la route que nous allions suivre étant peu fréquentée des Arabes eux-mêmes.
Cependant nous arrivions peu à peu au sommet du défilé. Un pic droit barrait la vue ; mais, aussitôt que nous l’eûmes contourné, je fus frappé par la plus violente surprise, assurément, que me réservait ce voyage.
Une vaste plaine s’étendait devant nous, puis un lac, un lac immense, éblouissant au soleil, aveuglant, dont je ne voyais pas l’autre bout, perdu à l’horizon vers la gauche, et dont l’extrémité ouest se trouvait presque en face de moi. Un lac en cette contrée, en plein Sahara ? Un lac dont personne ne m’avait parlé, que n’indiquait aucun voyageur ? Étais-je fou ?
Je me tournai vers le lieutenant.
— Quel est ce lac ? lui demandai-je.
Il se mit à rire et répondit :
— Ce n’est pas de l’eau, c’est du sel. Tout le monde s’y tromperait, en effet, tant l’illusion est parfaite. Cette Sebkra, qu’on appelle ici Zar’ez (le Zar’ez-Chergui), a environ cinquante à soixante kilomètres de longueur sur vingt, trente ou quarante kilomètres de largeur, suivant les endroits. Ces chiffres sont, bien entendu, approximatifs, ce pays n’ayant été que rarement et rapidement traversé, comme il l’est par nous aujourd’hui. Ces lacs de sel (ils sont deux, l’autre se trouve plus à l’ouest) donnent d’ailleurs leur nom à toute cette contrée, qu’on appelle le Zar’ez. À partir de Bou-Saada, la plaine s’appelle le Hodna, baptisée alors par le lac salé de Msila.
Je regardais avec une stupéfaction émerveillée l’immense nappe de sel étincelant sous le soleil enragé de ces contrées. Toute cette surface, plane et cristallisée, luisait comme un miroir démesuré, comme une plaque d’acier ; et les yeux brûlés ne pouvaient supporter l’éclat de ce lac étrange, bien qu’il fût encore à vingt kilomètres de nous, ce que j’avais peine à croire, tant il me paraissait proche.
Nous finissions de descendre de l’autre côté du Djebel-Gada, et nous approchions du poste fortifié abandonné, dit poste de la Fontaine (Bordj-el-Hammam), où nous devions camper, cette étape étant, par extraordinaire, fort courte.
Le bâtiment à créneaux, construit au commencement de la conquête, afin de pouvoir occuper cette contrée perdue en cas d’insurrection et y laisser une troupe à peu près en sûreté, est aujourd’hui fort détérioré. Le mur d’enceinte reste pourtant en assez bon état, et quelques pièces ont été maintenues habitables.
Comme les jours précédents, nous vîmes jusqu’au soir défiler des Arabes qui venaient exposer à « l’officier » des affaires infiniment embrouillées ou des griefs imaginaires dans la seule intention de parler au chef français.
Une folle, sortie on ne sait d’où, vivant on ne sait comment en ces solitudes désolées, rôdait sans cesse autour de nous. Sitôt que nous sortions, nous la retrouvions, accroupie en des postures singulières, presque nue, hideuse.
Les voyageurs poétisants ont beaucoup parlé du respect des Arabes pour les fous. Or, voici comment on les respecte : dans leur famille… on les tue ! Plusieurs caïds, pressés de questions, nous l’ont avoué. Quelques-uns de ces misérables idiots arrivent, il est vrai, à la sainteté par le crétinisme. Ces exemples ne sont pas absolument particuliers à l’Afrique. La famille, généralement, se débarrasse des déments. Et les tribus restant pour nous un monde fermé, grâce au système des grands chefs indigènes, nous ne pouvons, le plus souvent, avoir même le soupçon de ces disparitions.
Comme j’avais peu marché dans la journée, j’écrivis une partie de la nuit. Vers onze heures, ayant très chaud, je sortis pour étaler un tapis devant la porte et dormir sous le ciel.
La pleine lune emplissait l’espace d’une clarté luisante qui semblait vernir tout ce qu’elle frôlait. Les montagnes, jaunes déjà sous le soleil, les sables jaunes, l’horizon jaune, semblaient plus jaunes encore, caressés par la lueur safranée de l’astre.
Là-bas, devant moi, le Zar’ez, le vaste lac de sel figé, semblait incandescent. On eût dit qu’une phosphorescence fantastique s’en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de féerie, quelque chose de surnaturel, de si doux, captivant le regard et la pensée, que je restai plus d’une heure à regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux. Et partout autour de moi, éclatants aussi sous la caresse de la lune, les burnous des Arabes endormis semblaient d’énormes flocons de neige tombés là.