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On partit au soleil levant.

La plaine conduisant vers la Sebkra était faiblement inclinée, semée d’alfa maigre et roussi. Le vieil Arabe à figure de rat prit la tête, et nous le suivions d’un pas rapide. Plus nous approchions, plus l’illusion de l’eau était parfaite. Comment cela pouvait-il n’être pas un lac, un lac géant ? Sa largeur, sur notre gauche, occupait tout l’espace entre les deux montagnes, distantes de trente à quarante kilomètres. Nous marchions droit vers son extrémité car nous ne devions le traverser que sur une courte étendue.

Mais, de l’autre côté du Zar’ez, je distinguais une sorte de colline ou plutôt de bourrelet d’un jaune doré qui semblait le séparer de la montagne. Sur notre gauche, cette ligne suivait jusqu’à l’horizon la ligne blanche du sel ; et, sur notre droite, où s’étendait une plaine infinie et nue serrée entre les deux montagnes, je distinguais jusqu’à perte de vue cette même traînée jaune. Le lieutenant me dit : « Ce sont les dunes. Ce banc de sable a plus de deux cents kilomètres de long sur une largeur très variable. Nous le traverserons demain. »

Le sol devenait singulier, couvert d’une croûte de salpêtre que crevaient les pieds des chevaux. Des herbes se montraient, des joncs ; on sentait qu’une nappe d’eau s’étendait à fleur de terre. Cette plaine enfermée par des monts, buvant quatre rivières (des rivières périodiques), et recevant toutes les averses furieuses de l’hiver, serait un immense marécage si le terrible soleil n’en desséchait quand même la surface. Parfois, dans les creux, des flaques d’eau saumâtre apparaissaient ; et des bécassines s’envolaient devant nous avec ce crochet rapide qui leur est propre.

Puis soudain nous fûmes au bord de la Sebkra ; et nous nous engageâmes sur cet océan tari.

Tout était blanc devant nous, d’un blanc d’argent neigeux, vaporeux et miroitant. Et même, en avançant sur cette surface cristallisée, poudrée d’une poussière de sel pareille à de la neige fine, et qui parfois s’enfonçait un peu sous le pied des bêtes, comme une glace molle, on gardait l’impression singulière qu’on avait devant les yeux une nappe d’eau. Une seule chose pouvait à la rigueur indiquer à un œil expérimenté que ce n’était point une étendue liquide : l’horizon. Ordinairement, la ligne qui sépare l’eau du ciel reste sensible, l’une étant toujours plus ou moins foncée que l’autre. Quelquefois, il est vrai, tout : semble se mêler ; la mer alors prend une teinte, une vague de nuée bleue fondue qui se perd dans l’azur pâlissant du vide infini. Mais il suffit de regarder attentivement pendant quelques instants pour toujours distinguer la séparation, si faible, si enveloppée quelle soit. Ici, on ne voyait rien. L’horizon était voilé entièrement dans une brume blanche, une sorte de vapeur de lait d’une douceur intraduisible ; et tantôt on cherchait dans l’espace la limite terrestre, tantôt on croyait la voir beaucoup trop bas, au milieu de la plaine salée sur laquelle flottaient ces buées crémeuses et singulières.

Tant que nous avions dominé le Zar’ez, nous avions gardé la perception nette des distances et des formes ; dès que nous fûmes dessus, toute certitude de la vue disparut ; nous nous trouvions enveloppés dans les fantasmagories du mirage.

Tantôt on croyait distinguer l’horizon à une distance prodigieuse ; et on apercevait soudain au milieu du lac figé, qui tout à l’heure semblait uni, vide et plat comme un miroir, d’énormes rochers bizarres, des roseaux démesurés, des îles aux berges escarpées. Puis, à mesure qu’on avançait, ces visions étranges disparaissaient brusquement comme englouties par un truc de théâtre ; et, à la place des blocs de rochers, on découvrait quelques toutes petites pierres. Les roseaux, en approchant, n’étaient plus que des herbes sèches, hautes comme le doigt, démesurément grandies par ce curieux effet d’optique ; les berges devenaient de légers renflements de la croûte saline, et cet horizon qu’on supposait à trente kilomètres était fermé à cent mètres de nous par ce voile de buée tremblante que le furieux soleil du désert faisait sortir de la couche brûlante du sel.

Cela dura une heure environ, puis on toucha l’autre rive.

Ce fut d’abord une petite plaine ravinée, couverte d’une croûte d’argile sèche, et mêlée encore de salpêtre.

Nous montions une pente insensible, des herbes parurent, puis des espèces de joncs, puis une petite fleur bleue ressemblant au myosotis rustique, montée sur une longue tige mince comme un fil, et tellement odorante que son parfum couvrait le pays. Cette exquise senteur me donna l’impression franche d’un bain ; on la respirait longuement et la poitrine semblait s’élargir pour boire ce souffle délicieux.

On aperçut enfin un rang de peupliers, un vrai bois de roseaux ; d’autres arbres, puis nos tentes, plantées sur la limite des sables dont les ondulations inégales, hautes jusqu’à huit ou dix mètres, se dressaient comme des flots remués.

La chaleur devenait féroce, doublée sans doute par les réverbérations de la Sebkra. Les tentes, de vraies étuves, étaient inhabitables ; et, aussitôt descendus de cheval, nous partîmes, pour chercher de l’ombre sous les arbres. Il fallut traverser d’abord une forêt de roseaux. Je marchais en avant et soudain je me mis à danser en poussant des cris de joie. Je venais d’apercevoir des vignes, des abricotiers, des figuiers, des grenadiers couverts de fruits, toute une suite de jardins autrefois prospères, aujourd’hui envahis par les sables, et qui appartenaient à l’agha de Djelfa. Pas de mouton rôti pour déjeuner ! Quel bonheur ! Pas de kous-kous ! Quel délire ! Du raisin ! Des figues ! Des abricots ! Tout cela n’était pas très mûr. N’importe, ce fut une orgie, dont nous ressentîmes, je crois, quelque malaise. L’eau, par exemple, laissait à désirer. De la boue peuplée de larves. On n’en but guère.

Chacun s’enfonça dans les roseaux et s’endormit. Une sensation froide me réveilla en sursaut ; une énorme grenouille venait de me cracher un jet d’eau dans la figure. En cette contrée il faut être sur ses gardes et il n’est pas toujours prudent de dormir ainsi sous les rares verdures, surtout dans le voisinage des sables, où pullule la léfaa, dite vipère céraste ou vipère à cornes, dont la piqûre est mortelle et presque foudroyante. L’agonie souvent ne dure pas une heure. Ce reptile d’ailleurs est très lent et ne devient dangereux que si on marche dessus sans le voir, ou si on se couche dans son voisinage. Quand on le rencontre sur sa route, on peut, même avec de l’habitude et des précautions, le prendre à la main en le saisissant rapidement derrière les oreilles.

Je ne me suis pas offert cet exercice.

Cette petite et terrible bête habite aussi l’alfa, les pierres, tout endroit où elle trouve un abri. Quand on couche pour la première fois sur la terre, la pensée de ce reptile vous préoccupe ; puis on n’y songe plus. Quant aux scorpions, on les méprise. Ils sont d’ailleurs aussi communs là-bas que les araignées chez nous. Lorsqu’on en apercevait un auprès de notre campement, on l’entourait d’un cercle d’herbes sèches auquel on mettait le feu. La bête affolée, se sentant perdue relevait sa queue, la ramenait en cercle au-dessus de sa tête et se tuait en se piquant elle-même. On m’a du moins affirmé qu’elle se tuait, car je l’ai toujours vue mourir dans la flamme.