Voici en quelle occasion je vis cette vipère pour la première fois.
Un après-midi, comme nous traversions une immense plaine d’alfa, mon cheval donna plusieurs fois de vives marques d’inquiétude. Il baissait la tête, reniflait, s’arrêtait, semblait suspecter chaque touffe. Je suis, je l’avoue, fort mauvais cavalier, et ces brusques arrêts, outre qu’ils m’emplissaient de méfiance sur mon équilibre, me jetaient brusquement dans l’estomac l’énorme piton de ma selle arabe. Le lieutenant, mon compagnon, riait de tout son cœur. Soudain ma bête fit un bond et se mit à regarder par terre quelque chose que je ne voyais point, en refusant obstinément d’avancer. Prévoyant une catastrophe, je préférai descendre, et je cherchai la cause de cet effroi. J’avais devant moi une maigre touffe d’alfa. Je la frappai, à tout hasard, d’un coup de bâton ; et soudain, un petit reptile s’enfuit qui disparut dans la plante voisine.
C’était une léfaa.
Le soir de ce même jour, dans une plaine rocheuse et nue, mon cheval fit un nouvel écart. Je sautai à terre, persuadé que j’allais trouver une autre léfaa. Mais je ne vis rien. Puis, en remuant une pierre, une haute araignée, blonde comme le sable, svelte, singulièrement rapide, s’enfuit et disparut sous un roc avant que je pusse l’atteindre. Un spahi qui m’avait rejoint la nomma « un scorpion du vent », terme imagé pour exprimer sa vélocité. C’était, je crois, une tarentule.
Une nuit encore, pendant mon sommeil, quelque chose de glacé me toucha la figure. Je me dressai d’un bond, effaré ; mais le sable, la tente, tout était perdu dans l’ombre, je ne distinguais que les grandes taches blanches des Arabes endormis autour de nous. Avais-je été mordu par une léfaa qui se promenait près de mon visage ? Était-ce un scorpion ? D’où venait ce contact froid sur ma face ? Très anxieux j’allumai notre lanterne ; je baissai les yeux, le pied levé, prêt à frapper, et je vis un monstrueux crapaud, un de ces fantastiques crapauds blancs qu’on rencontre dans le désert, qui, le ventre gonflé, les pattes carrées, me regardait. La vilaine bête m’avait trouvé sans doute sur sa route habituelle et était venue se heurter à ma figure.
Comme vengeance, je le contraignis à fumer une cigarette. Il en est mort d’ailleurs. Voici comment on procède. On ouvre de force sa bouche étroite ; on y introduit un bout de fin papier plein de tabac roulé, et on allume l’autre bout. L’animal suffoqué souffle de toute sa vigueur pour se débarrasser de cet instrument de supplice, puis, bon gré mal gré, il est ensuite contraint d’aspirer. Alors il souffle de nouveau, enflé, expirant et comique ; et jusqu’au bout il faut qu’il fume, à moins qu’on n’ait pitié de lui. Il expire généralement étouffé et gros comme un ballon.
Comme sport saharien on fait souvent assister les étrangers à la lutte d’une léfaa et d’un ouran.
Qui de nous n’a rencontré dans le Midi ces pauvres petits lézards à queue coupée courant le long des vieux murs ? On se demande d’abord quel est le mystère de ces queues absentes. Puis, un jour, comme on lisait à l’ombre d’une haie, on vit soudain une couleuvre jaillir d’une crevasse et s’élancer vers l’innocente et gentille bête se chauffant sur une pierre. Le lézard fuit, mais, plus rapide, le reptile l’a saisi par la queue, par sa longue queue mobile, et la moitié de ce membre reste entre les dents pointues de l’ennemi tandis que l’animal mutilé disparaît dans un trou.
Eh bien ! L’ouran, qui n’est autre chose que le crocodile de terre dont parle Hérodote, sorte de gros lézard du Sahara, venge sa race sur la terrible léfaa.
Le combat de ces animaux est d’ailleurs plein d’intérêt. Il a lieu généralement dans une vieille caisse à savon. On y dépose le lézard qui se met à courir avec une singulière vitesse, cherchant à fuir ; mais, dès qu’on a vidé dans la boite le petit sac contenant la vipère, il devient immobile. Son œil seul remue très vite. Puis il fait quelques pas rapides, comme s’il glissait, pour se rapprocher de l’ennemi, et il attend. La léfaa, de son côté, considère le lézard, sent le danger et se prépare à la bataille ; puis d’une détente elle se jette sur lui. Mais il est déjà loin, filant comme une flèche, à peine visible dans sa course. Il attaque à son tour, revenu d’une lancée avec une surprenante rapidité. La léfaa s’est retournée et tend vers lui sa petite gueule ouverte, prête à mordre de sa morsure foudroyante. Mais il a passé, frôlant le reptile qu’il regarde de nouveau, hors d’atteinte, de l’autre bout de la caisse.
Et cela dure un quart d’heure, vingt minutes, parfois davantage. La léfaa, exaspérée, se fâche, rampe vers l’ouran qui fuit sans cesse, plus souple que le regard, revient, tourne, s’arrête, repart, épuise et affole son redoutable adversaire. Puis, soudain, ayant choisi l’instant, il file dessus si vite qu’on aperçoit seulement la vipère convulsée, étranglée par la forte mâchoire triangulaire du lézard, qui l’a saisie par le cou, derrière les oreilles, juste à la place où la prennent les Arabes.
On songe en voyant la lutte de ces petites bêtes au fond d’une caisse à savon, aux courses de taureaux d’Espagne dans les cirques majestueux. Il serait plus terrible cependant de déranger ces infimes combattants que d’affronter la colère beuglante de la grosse bête armée de cornes aiguës.
On rencontre souvent dans le Sahara un serpent affreux à voir, long souvent de plus d’un mètre et pas plus gros que le petit doigt. Aux environs de Bou-Saada ce reptile inoffensif inspire aux Arabes une terreur superstitieuse. Ils prétendent qu’il perce comme une balle les corps les plus durs, que rien ne peut arrêter son élan dès qu’il aperçoit un objet brillant. Un Arabe m’a raconté que son frère avait été traversé par une de ces bêtes qui du même choc avait tordu l’étrier. Il est évident que cet homme a simplement reçu une balle juste au moment où il apercevait le reptile.
Aux environs de Laghouat ce serpent n’inspire au contraire aucune terreur et les enfants le prennent dans leurs mains.
La pensée de tous ces redoutables habitants du désert m’empêcha quelque peu de dormir sous les roseaux de Raïane Chergui. Tout frôlement auprès de mes oreilles me faisait me dresser brusquement.
Le jour baissait, je réveillai mes compagnons pour aller nous promener dans les dunes et tâcher de trouver quelque léfaa ou quelque poisson de sable.
L’animal qu’on appelle le poisson de sable et que les Arabes nomment dwb (on prononce dob) est une autre sorte de gros lézard qui vit dans les sables, y creuse son trou, et dont la chair est assez bonne, dit-on. Nous avons souvent suivi ses traces sans parvenir à en trouver un. Dans le sable on rencontre encore un tout petit insecte dont les mœurs sont bien curieuses : le fourmi-lion. Il forme un entonnoir un peu plus large qu’une pièce de cent sous, creux en proportion, et il s’installe dans le fond en embuscade. Dès qu’une bête quelconque, araignée, larve ou autre glisse sur les bords rapides de sa tanière, il lui lance coup sur coup des décharges de sable, l’étourdit, l’aveugle, la force à dégringoler jusqu’au bas de la pente ! Alors il s’en empare et la mange.