Et le chef de famille s’en va sans rien dire (c’est la loi) n’importe où, avec son monde, les hommes désœuvrés, les femmes et les enfants.
Ce peuple n’est point commerçant ni industriel, il n’est que cultivateur.
Donc, la famille vit tant qu’il reste quelque chose de la somme dérisoire qu’on lui a donnée. Puis la misère arrive. Les hommes prennent le fusil et suivent un Bou-Amama quelconque pour prouver une fois de plus que l’Algérie ne peut être gouvernée que par un militaire.
On se dit : Nous laissons l’indigène dans les parties fertiles tant que nous manquons d’Européens ; puis, quand il en vient, nous exproprions le premier occupant. — Très bien. Mais, quand vous n’aurez plus de parties fertiles, que ferez-vous ? — Nous fertiliserons, parbleu ! — Eh bien ! Pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite, puisque vous avez cinquante millions ?
Comment ! Vous voyez des compagnies particulières créer des barrages gigantesques pour donner de l’eau à des régions entières ; vous savez, par les travaux remarquables d’ingénieurs de talent, qu’il suffirait de boiser certains sommets pour gagner à l’agriculture des lieues de pays qui s’étendent au-dessous, et vous ne trouvez pas d’autre moyen que celui d’expulser les Kabyles !
Il est juste d’ajouter qu’une fois le Tell franchi, la terre devient nue, aride, presque impossible à cultiver. Seul, l’Arabe, qui se nourrit avec deux poignées de farine par jour et quelques figues, peut subsister dans ces contrées desséchées. L’Européen n’y trouve pas sa vie. Il ne reste donc en réalité que des espaces restreints pour y installer des colons, à moins de… chasser l’indigène. Ce qu’on fait.
En somme, à part les heureux propriétaires de la plaine de la Mitidja, ceux qui ont obtenu des terres en Kabylie par un des procédés que je viens d’indiquer, et en général, à part tous ceux qui sont installés le long de la mer, dans l’étroite bande de terre que l’Atlas délimite, les colons crient misère. Et l’Algérie ne peut plus recevoir qu’un nombre assez faible d’étrangers. Elle ne les nourrirait pas.
Cette colonie d’ailleurs est infiniment difficile à administrer pour des raisons aisées à comprendre.
Grande comme un royaume d’Europe, l’Algérie est formée de régions très diverses, habitées par des populations essentiellement différentes. Voilà ce qu’aucun gouvernement n’a paru comprendre jusqu’ici.
Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour prétendre la gouverner, car chacune a besoin de lois, de règlements, de dispositions et de précautions totalement opposés. Or, le gouverneur, quel qu’il soit, ignore fatalement et absolument toutes ces questions de détails et de mœurs ; il ne peut donc que s’en rapporter aux administrateurs qui le représentent.
Quels sont ces administrateurs ? Des colons ? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins ? Nullement ! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi.
Voilà donc un de ces jeunes ignorants administrant cinquante ou cent mille hommes. Il fait sottise sur sottise et ruine le pays. C’est naturel.
Il existe des exceptions. Parfois le délégué tout-puissant du gouverneur travaille, cherche à s’instruire et à comprendre. Il lui faudrait dix ans pour se mettre un peu au courant. Au bout de six mois, on le change. On l’envoie, pour des raisons de famille, de convenances personnelles ou autres, de la frontière de Tunis à la frontière du Maroc ; et là il se remet aussitôt à administrer avec les mêmes moyens qu’il employait là-bas, confiant dans son commencement d’expérience, appliquant à ces populations essentiellement différentes les mêmes règlements et les mêmes procédés.
Ce n’est donc pas un bon gouverneur qu’il faut avant tout, mais un bon entourage du gouverneur.
On a tenté, pour remédier à ce déplorable état de choses, à ces désastreuses coutumes, de créer une école d’administration, où les principes élémentaires, indispensables pour conduire ce pays, seraient inculqués à toute une classe de jeunes gens. On échoua. L’entourage de M. Albert Grévy fit avorter ce projet. Le favoritisme, encore une fois, eut la victoire.
Le personnel des administrateurs est donc recruté de la plus singulière façon. On y trouve aussi, il est vrai, quelques hommes intelligents et travailleurs. Enfin le gouvernement à court de candidats capables fait des avances aux anciens officiers des bureaux arabes. Ceux-là connaissent au moins fort bien les indigènes ; mais il est difficile d’admettre que leur changement de costume ait changé immédiatement leurs principes d’administration ; et il ne faut pas alors les chasser avec fureur quand ils portent l’uniforme, pour les reprendre aussitôt qu’ils ont revêtu la redingote.
Puisque je me suis laissé aller à toucher à ce sujet difficile de l’administration de l’Algérie, je veux dire encore quelques mots d’une question capitale dont la solution devrait être rapide ; c’est la question des grands chefs indigènes, qui sont en réalité les seuls administrateurs, les administrateurs tout-puissants de toute la partie de notre colonie comprise entre le Tell et le désert.
Au début de l’occupation française, on a investi, sous le titre d’Aghas ou de Bach-Aghas, les chefs qui offraient le plus de garanties de fidélité, d’une autorité fort étendue sur les tribus de toute une partie du territoire. Notre action aurait été impuissante ; nous y avons substitué celle des chefs arabes gagnés à notre cause, en nous résignant d’avance aux trahisons possibles ; et elles furent assez fréquentes. La mesure était sage, politique ; elle a donné, en somme, d’excellents résultats. Certains Aghas nous ont rendu des services considérables, et, grâce à eux, la vie de plusieurs milliers peut-être de soldats français a été épargnée.
Mais de ce qu’une mesure a été excellente à un moment donné, il ne s’ensuit pas qu’elle demeure parfaite, malgré toutes les modifications que le temps apporte dans un pays en voie de colonisation.
Aujourd’hui, la présence parmi les tribus de ces potentats, seuls respectés, seuls obéis, est une cause de danger permanent pour nous, et un obstacle insurmontable à la civilisation des Arabes. Cependant le parti militaire semble défendre énergiquement le système des chefs indigènes contre les tendances à les supprimer du parti civil.
Je ne pourrais traiter cette grave question ; mais il suffit d’accomplir l’excursion que j’ai faite dans les tribus pour apercevoir clairement les énormes inconvénients de la situation actuelle. Je veux simplement citer quelques faits. C’est presque uniquement à l’agha de Saïda qu’est due la longue résistance de Bou-Amama.
Dans le début de l’insurrection, cet agha allait rejoindre la colonne française avec ses goums. Il rencontra en route les Trafis, mandés dans la même intention, et il se joignit à eux.
Mais l’agha de Saïda est chargé de dettes qu’il ne peut payer. Or, l’idée lui vint sans doute, pendant la nuit, de faire une razzia, car, réunissant son goum, il se précipita sur les Trafis. Ceux-ci, battus dans la première attaque, reprirent l’avantage ; et l’agha de Saïda fut contraint de fuir avec ses hommes.
Or, comme l’agha de Saïda est notre allié, notre ami, notre lieutenant, comme il représente l’autorité française, les Trafis se persuadèrent que nous avions la main dans l’affaire ; et, au lieu de rejoindre le camp français, ils firent défection et allèrent immédiatement trouver Bou-Amama qu’ils ne quittèrent plus et dont ils constituèrent la principale force.