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L’exemple est caractéristique, n’est-ce pas ? Et l’agha de Saïda est resté notre fidèle ami. Il marche sous nos drapeaux !

On cite, d’un autre côté, un célèbre agha que nos chefs militaires traitent avec la plus grande considération, parce que son influence est considérable, prédominante sur un grand nombre de tribus.

Tantôt il nous aide, tantôt il nous trahit, selon son avantage. Allié ouvertement aux Français, dont il tient son autorité, il favorise secrètement toutes les insurrections. Il est vrai de dire qu’il lâche indifféremment l’un ou l’autre parti sitôt qu’il s’agit de piller.

Après avoir pris une part indéniable à l’assassinat du colonel Beauprêtre, le voici aujourd’hui qui marche avec nous. Mais on le soupçonne fortement d’avoir participé à beaucoup des mécomptes que nous avons subis.

Notre inébranlable allié, l’agha de Frenda, nous a maintes fois prévenus du double jeu de ce potentat. Nous avons fermé l’oreille, parce qu’il rend à l’autorité militaire des services intéressés, quitte à en rendre d’autres à nos ennemis.

Cette situation particulière, la protection ouverte dont nous couvrons ce chef, lui assure l’impunité pour une multitude de forfaits qu’il commet journellement.

Voici ce qui se passe.

Les Arabes, par toute l’Algérie, se volent les uns les autres. Il n’est point de nuit où on ne nous signale vingt chameaux volés à droite, cent moutons à gauche, des bœufs enlevés auprès de Biskra, des chevaux auprès de Djelfa. Les voleurs restent toujours introuvables. Et pourtant il n’est pas un officier de bureau arabe qui ignore où va le bétail volé ! Il va chez cet agha qui sert de recéleur à tous les bandits du désert. Les bêtes enlevées sont mêlées à ses immenses troupeaux ; il en garde une partie pour prix de sa complaisance, et rend les autres au bout d’un certain temps, lorsque le danger de poursuites est passé.

Personne, dans le Sud, n’ignore cette situation.

Mais on a besoin de cet homme à qui on a laissé prendre une immense influence, augmentée chaque jour par l’aide qu’il donne à tous les maraudeurs ; et on ferme les yeux.

Aussi ce chef est-il incalculablement riche, tandis que l’agha de Djelfa, par exemple, s’est en partie ruiné à servir les intérêts de la colonisation, en créant des fermes, en défrichant, etc.

Maintenant, en dehors de cet ordre de faits une foule d’autres inconvénients plus graves encore résultent de la présence dans les tribus de ces potentats indigènes. Pour bien s’en rendre compte, il faut avoir une notion exacte de l’Algérie actuelle.

Le territoire et la population de notre colonie sont divisés d’une façon très nette.

Il y a d’abord les villes du littoral, qui n’ont guère plus de relations avec l’intérieur de l’Algérie que n’en ont les villes de France elles-mêmes avec cette colonie. Les habitants des villes algériennes de la côte sont essentiellement sédentaires ; ils ne font que ressentir le contrecoup des événements qui se passent dans l’intérieur, mais leur action sur le territoire arabe est nulle absolument.

La seconde zone, le Tell, est en partie occupée par les colons européens. Or, le colon ne voit dans l’Arabe que l’ennemi à qui il faut disputer la terre. Il le hait instinctivement, le poursuit sans cesse et le dépouille quand il peut. L’Arabe le lui rend.

L’hostilité guerroyante des Arabes et des colons empêche donc que ces derniers aient aucune action civilisatrice sur les premiers. Dans cette région, il n’y a encore que demi-mal. L’élément européen tendant sans cesse à éliminer l’élément indigène, il ne faudra pas une période de temps bien longue pour que l’Arabe, ruiné ou dépossédé, se réfugie plus au sud.

Or, il est indispensable que ces voisins vaincus restent toujours tranquilles. Pour cela, il faut que notre autorité s’exerce chez eux à tous les instants, que notre action soit incessante, et surtout que notre influence prédomine.

Que se passe-t-il aujourd’hui ?

Les tribus, égrenées sur un immense espace de pays, ne reçoivent jamais la visite d’Européens. Seuls, les officiers des bureaux font de temps en temps une tournée d’inspection, et se contentent de demander aux caïds ce qui se passe dans la tribu.

Mais le caïd est placé sous l’autorité du chef indigène, l’agha ou le bach-agha. Si ce chef est de grande tente, d’une illustre famille respectée au désert, son influence alors est illimitée. Tous les caïds lui obéissent comme ils auraient fait avant l’occupation française ; et rien de ce qui se passe ne parvient jamais à la connaissance de l’autorité militaire.

La tribu est alors un monde fermé par le respect et la crainte de l’agha qui, continuant les traditions de ses ancêtres, exerce des exactions de toutes sortes sur les Arabes ses sujets. Il est maître, se fait donner ce qui lui plaît, tantôt cent moutons, tantôt deux cents, se comporte enfin comme un petit tyran ; et, comme il tient de nous son autorité, c’est la continuation de l’ancien régime arabe sous le gouvernement français, le vol hiérarchique, etc., sans compter que nous ne sommes rien, et que nous ignorons tout à fait l’état du pays.

C’est uniquement à cette situation que nous devons le peu de soupçons que nous avons toujours des révoltes, jusqu’au moment où elles éclatent.

Donc, la présence des grands chefs indigènes recule indéfiniment l’influence réelle et directe de l’autorité française sur les tribus, qui restent pour nous un monde fermé.

Le remède ? Le voici. Presque tous ces chefs, sauf deux ou trois, ont besoin d’argent. Il faut leur donner dix, vingt, trente mille livres de rente en raison de leur influence et des services qu’ils nous ont rendus jadis, et les contraindre à vivre soit à Alger, soit dans une autre ville du littoral. Certains militaires prétendent qu’une insurrection suivrait cette mesure. Ils ont leurs raisons… connues. D’autres officiers, vivant dans l’intérieur, affirment au contraire que ce serait l’apaisement.

Ce n’est pas tout. Il faudrait remplacer ces hommes par des fonctionnaires civils, vivant constamment dans les tribus et exerçant sur les caïds une autorité directe. De cette façon, la civilisation, peu à peu, pourrait pénétrer dans ces contrées, une fois ce grand obstacle écarté.

Mais les réformes utiles sont longues à venir, en Algérie comme en France.

J’ai eu, en traversant la Kabylie, une preuve de la complète impuissance de notre action même dans les tribus qui vivent au milieu des Européens.

J’allais vers la mer, en suivant la longue vallée qui conduit de Beni-Mansour à Bougie. Devant nous, au loin, un nuage épais et singulier fermait l’horizon. Sur nos têtes le ciel était de ce bleu laiteux, qu’il prend l’été, dans ces chaudes contrées ; mais, là-bas, une nuée brune à reflets jaunes, qui ne semblait être ni un orage, ni un brouillard, ni une de ces épaisses tempêtes de sable qui passent avec la furie d’un ouragan, ensevelissait dans son ombre grise le pays entier. Cette nuée opaque, lourde, presque noire à son pied et plus légère dans les hauteurs du ciel, barrait, comme un mur, la large vallée. Puis, on crut tout à coup sentir dans l’air immobile une vague odeur de bois brûlé. Mais quel incendie géant aurait pu produire cette montagne de fumée ?