Voici d’abord une dépêche du sous-préfet de Philippeville.
« J’ai été informé de Jemmapes par maire et administrateur que toutes les concessions forestières sont anéanties et que le feu a ravagé tous les douars de la commune mixte, les villages de Gastu, Aïn-Cberchar, le Djendel ont été menacés.
À Philippeville, tous les massifs boisés ont brûlé.
Stora, Saint-Antoine, Valée, Damrémont, ont failli devenir la proie des flammes.
À El-Arrouch, peu de dégâts en dehors de cinq cents hectares brûlés dans les douars des Oulad-Messaoud, Hazabra et El-Ghedir.
À Saint-Charles, six cents hectares brûlés environ entre l’Oued-Deb et l’Oued-Goudi, et huit cents hectares au nord-est et au sud-est. Fourrages et gourbis détruits.
À Collo mixte et Attia, le feu a tout ravagé.
Les concessions Teissier, Lesseps, Levat, Lefebvre, Sider, Bessin, etc., sont détruites en tout ou partie. Plus quarante mille hectares de bois domaniaux. Des fermes, des maisons du Zériban ont été dévorées par les flammes. On compte de nombreuses victimes humaines. Ce matin, nous avons enterré trois zouaves morts victimes de leur dévouement près de Valée.
Les dégâts sont incalculables et ne peuvent être évalués même approximativement.
Le danger a disparu en grande partie par suite de la destruction de tous les bois. Le vent a aussi changé de direction, et je pense qu’on se rendra maître des derniers foyers, notamment dans les propriétés Besson, de Collo, et à l’Estaya près Robertville.
J’ai envoyé hier cent cinquante hommes de troupes à Collo, en réquisitionnant un transatlantique de passage. »
Ajoutons à cela les incendies des forêts du Zeramna, du Fil-Fila, du Fendeck, etc.
M. Bisern, adjudicataire pour quatorze années des forêts d’El-Milia, a écrit ceci :
« Mon personnel a fait preuve de la plus grande énergie. Il s’est exposé très gravement, et par deux fois nous avons pu nous rendre maîtres du feu. C’est en pure perte. Pendant que nous le combattions d’un côté, les Arabes le rallumaient d’un autre, et dans plusieurs endroits différents. »
Voici une lettre d’un propriétaire :
« J’ai l’honneur de vous signaler que, vers le milieu de la nuit de dimanche à lundi, mon fermier Ripeyre, de garde sur ma propriété sise au-dessus du champ de manœuvre, a vu quatre tentatives d’incendie : dans le terrain communal, à quelques centaines de mètres de ma propriété, une autre au-dessus de Damrémont, et la quatrième au-dessus de Valée. Le vent ayant manqué, le feu n’a pu se propager. »
Voici une dépêche de Djidjelli :
« Djidjelli, 23 août, 3 h 16 du soir. »
« Le feu ravage la concession forestière des Reni-Amram, appartenant à M. Carpentier Édouard, de Djidjelli.
La nuit dernière, il a été allumé en vingt endroits différents ; un cantonnier, arrivant de la mine de Cavalho, a vu distinctement tous les foyers.
Ce matin, presque sous les yeux du caïd Amar-ben-Habilès, de la tribu des Reni-Foughal, le feu a été mis au canton de Mezrech ; et un quart d’heure après il prenait sur un autre point du même canton, en sens contraire du vent.
Enfin, au même instant, à quatre cents pas du groupe formé par le caïd et une cinquantaine d’Arabes de sa tribu, toujours à l’opposé de la direction du vent, un nouveau foyer d’incendie éclatait.
Il est donc de toute évidence que le feu est mis par les populations indigènes, et en exécution d’un mot d’ordre donné. »
J’ajouterai que, ayant moi-même passé six jours au milieu du pays incendié, j’ai vu, de mes yeux vu, en une seule nuit, le feu jaillir simultanément sur huit points différents, au milieu des bois, à dix kilomètres de toute demeure.
Il est certain que si nous exercions une surveillance active dans les tribus, ces désastres, qui se reproduisent tous les quatre ou cinq ans, n’auraient point lieu.
Le gouvernement croit avoir fait ce qu’il faut quand il a renouvelé, à l’approche des grandes chaleurs, les instructions concernant l’établissement des postes-vigies institués par l’article 4 de la loi du 17 juillet 1874. Cet article est ainsi conçu :
« Les populations indigènes, dans les régions forestières, seront, pendant la période du 1er juillet au 1er novembre, astreintes, sous les pénalités édictées à l’article 8, à un service de surveillance, qui sera réglé par le gouverneur général. »
On soupçonne les indigènes de vouloir incendier les forêts… et on les leur confie à garder !
N’est-ce pas d’une naïveté monumentale ?
Cet article sans doute a été ponctuellement exécuté. Chaque indigène était à son poste… Seulement… il a mis le feu.
Un autre article, il est vrai, prescrit une surveillance spéciale exercée par un officier désigné chaque année par le gouverneur général.
Cet article ne reçoit jamais ou presque jamais d’exécution.
Ajoutons que l’administration forestière, la plus tracassière peut-être des administrations algériennes, fait en général tout ce qu’il faut pour exaspérer les indigènes.
Enfin, pour résumer la question de la colonisation, le gouvernement, afin de favoriser l’établissement des Européens, emploie vis-à-vis des Arabes, des moyens absolument iniques. Comment les colons ne suivraient-ils pas un exemple qui concorde si bien avec leurs intérêts ?
Il faut constater cependant que, depuis quelques années, des hommes fort capables, très experts dans toutes les questions de culture, semblent avoir fait entrer la colonie dans une voie sensiblement meilleure. L’Algérie devient productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour les intérêts français.
Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera ce qu’elle n’aurait jamais donné entre les mains des Arabes ; il est certain aussi que la population primitive disparaîtra peu à peu ; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie, mais il est révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit.
Constantine
Du Chabet jusqu’à Sétif on croit traverser un pays en or. Les moissons coupées haut et non fauchées ras comme en France, pilées par les pieds des troupeaux, mêlant leur jaune clair de paille au rouge plus foncé du sol, donnent juste à la terre la teinte chaude et riche des vieilles dorures.
Sétif est une des villes les plus laides qu’on puisse voir.
Puis on traverse, jusqu’à Constantine, d’interminables plaines. Les bouquets de verdure, de place en place, les font ressembler à une table de sapin sur laquelle on aurait éparpillé des arbres de Nuremberg.