La province d’Oran
Pour aller d’Alger à Oran il faut un jour en chemin de fer. On traverse d’abord la plaine de la Mitidja, fertile, ombragée, peuplée. Voilà ce qu’on montre au nouvel arrivé pour lui prouver la fécondité de notre colonie. Certes la Mitidja et la Kabylie sont deux admirables pays. Or la Kabylie est actuellement plus habitée que le Pas-de-Calais par kilomètre carré ; la Mitidja le sera bientôt autant. Que veut-on coloniser par là ? Mais je reviendrai sur ce sujet.
Le train roule, avance ; les plaines cultivées disparaissent ; la terre devient nue et rouge, la vraie terre d’Afrique. L’horizon s’élargit, un horizon stérile et brûlant. Nous suivons l’immense vallée du Chelif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place la ligne des monts s’abaisse, s’entrouvre comme pour mieux montrer l’affreuse misère du sol dévoré par le soleil. Un espace démesuré s’étale, tout plat, borné, là-bas, par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis sur les crêtes incultes, parfois, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent, comme des œufs énormes pondus là par des oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d’Allah.
Dans la plaine jaune, interminable, quelquefois on aperçoit un bouquet d’arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent filer le convoi, et, tout près de là, des petites tentes, pareilles à de gros champignons, d’où sortent des soldats barbus. C’est un hameau d’agriculteurs protégé par un détachement de ligne.
Puis, dans l’étendue de terre stérile et poudreuse on distingue, si loin qu’on la voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C’est un cavalier qui soulève, sous les pieds de son cheval, la poussière fine et brûlante. Et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair presque imperceptible.
De temps en temps, des campements d’indigènes. On les découvre à peine, ces douars, auprès d’un torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire). Les huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui. Plus loin c’est une troupe de nomades en marche. La caravane s’avance dans la poussière, laissant un nuage derrière elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des ânes ou de petits chevaux ; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d’une allure infiniment noble.
Et c’est ainsi toujours. Aux haltes du train, d’heure en heure, un village européen se montre : quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour dont l’un porte des drapeaux tricolores, pour le 14 juillet, puis un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre.
La chaleur est intolérable. Tout objet de métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L’eau des gourdes brûle la bouche. Et l’air qui s’engouffre par la portière semble soufflé par la gueule d’un four. À Orléansville, le thermomètre de la gare donne, à l’ombre, quarante-neuf degrés passés !
On arrive à Oran pour dîner.
Oran est une vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que française, et sans grand intérêt. On rencontre par les rues de belles filles aux yeux noirs, à la peau d’ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau, on aperçoit, paraît-il, à l’horizon les côtes de l’Espagne, leur patrie.
Dès qu’on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d’aller plus loin, au sud.
J’ai donc pris, avec un billet pour Saïda, le petit chemin de fer à voie étroite qui grimpe sur les hauts plateaux. Autour de cette ville rôde avec ses cavaliers l’insaisissable Bou-Amama.
Après quelques heures de route on atteint les premières pentes de l’Atlas. Le train monte, souffle, ne marche plus qu’à peine, serpente sur le flanc des côtes arides, passe auprès d’un lac immense formé par trois rivières que garde, amassées dans trois vallées, le fameux barrage de l’Habra. Un mur colossal, long de cinq cents mètres, contient, suspendus au-dessus d’une plaine démesurée, quatorze millions de mètres cubes d’eau.
(Ce barrage s’est écroulé l’an suivant, noyant des centaines d’hommes, ruinant un pays entier. C’était au moment d’une grande souscription nationale pour des inondés hongrois ou espagnols. Personne ne s’est occupé de ce désastre français.)
Puis nous passons par des défilés étroits entre deux montagnes, qu’on dirait incendiées depuis peu, tant elles ont la peau rouge et nue ; nous contournons des pics, nous filons le long des pentes, nous faisons des détours de dix kilomètres pour éviter les obstacles, puis nous nous précipitons dans une plaine, à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu, comme par suite de l’habitude prise.
Les wagons sont tout petits, la machine grosse comme celle d’un tramway. Elle semble parfois exténuée, râle, geint, ou rage, va si doucement qu’on la suivrait au pas, et, tout à coup elle repart avec furie.
Toute la contrée est aride et désolée. Le roi d’Afrique, le soleil, le grand et féroce ravageur a mangé la chair de ces vallons, ne laissant que la pierre et une poussière rouge où rien ne pourrait germer.
Saïda : c’est une petite ville à la française qui ne semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier : « Où est aujourd’hui Bou-Amama, mon général ? » La population civile n’a pour l’uniforme aucun respect.
L’auberge du lieu laisse tout à désirer. Je me couche sur une paillasse dans une chambre blanchie à la chaux. La chaleur est intolérable. Je ferme les yeux pour dormir. Hélas !
Ma fenêtre est ouverte, donnant sur une petite cour. J’entends aboyer des chiens. Ils sont loin, très loin, et jappent par saccades comme s’ils se répondaient.
Mais bientôt ils approchent, ils viennent ; ils sont là maintenant contre les maisons, dans les vignes, dans les rues. Ils sont là, cinq cents, mille peut-être, affamés, féroces, les chiens qui gardaient sur les hauts plateaux les campements des Espagnols. Leurs maîtres tués ou partis, les bêtes ont rôdé, mourant de faim ; puis elles ont trouvé la ville, et elles la cernent, comme une armée. Le jour, elles dorment dans les ravins sous les roches, dans les trous de la montagne : et, sitôt la nuit tombée, elles gagnent Saïda pour chercher leur vie.
Les hommes qui rentrent tard chez eux marchent le revolver au poing, suivis, flairés par vingt ou trente chiens jaunes pareils à des renards.
Ils aboient à présent d’une façon continue, effroyable, à rendre fou. Puis d’autres cris s’éveillent, des glapissements grêles ; ce sont les chacals qui arrivent ; et parfois on n’entend plus qu’une voix plus forte et singulière, celle de l’hyène, qui imite le chien pour l’attirer et le dévorer.