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Je lève les yeux et je l’aperçois qui s’en va, les ailes étendues, immobiles, le grand dépeceur de charognes, le vautour maigre qui plane sur son domaine, au-dessous de cet autre maître du vaste pays qu’il tue, le soleil, le dur soleil.

Quand on descend vers Boukhrari, on découvre, à perte de vue, l’interminable vallée du Chélif. C’est, dans toute sa hideur, la misère, la jaune misère de la terre. Elle apparaît loqueteuse comme un vieux pauvre arabe, cette vallée que parcourt l’ornière sale du fleuve sans eau, bu jusqu’à sa boue par le feu du ciel. Cette fois il a tout vaincu, tout dévoré, tout pulvérisé, tout calciné, ce feu qui remplace l’air, emplit l’horizon.

Quelque chose vous passe sur le front : ailleurs ce serait du vent, ici c’est du feu. Quelque chose flotte là-bas sur les crêtes pierreuses : ailleurs ce serait une brume, ici c’est du feu, ou plutôt de la chaleur visible. Si le sol n’était point déjà calciné jusqu’aux os, cette étrange buée rappellerait la petite fumée qui s’élève des chairs vives brûlées au fer rouge. Et tout cela a une couleur étrange, aveuglante et pourtant veloutée, la couleur du sable chaud auquel semble se mêler une nuance un peu violacée, tombée du ciel en fusion.

Point d’insectes dans cette poussière de terre. Quelques grosses fourmis seulement. Les mille petits êtres qu’on voit chez nous ne pourraient vivre dans cette fournaise. En certains jours torrides, les mouches elles-mêmes meurent, comme au retour des froids dans le Nord. C’est à peine si on peut élever des poules. On les voit, les pauvres bêtes, qui marchent, le bec ouvert et les ailes soulevées, d’une façon lamentable et comique.

Depuis trois ans, les dernières sources tarissent. Et le tout-puissant soleil semble glorieux de son immense victoire.

Cependant, voici quelques arbres, quelques pauvres arbres. C’est Boghar, à droite, au sommet d’un mont poudreux.

À gauche dans un repli rocheux, couronnant un monticule et à peine distinct du sol, tant il en a pris la coloration monotone, un grand village se dresse sur le ciel, c’est le ksar de Boukhrari.

Au pied du cône de poussière qui porte ce vaste village arabe, quelques maisons sont cachées dans le mouvement de la colline ; elles forment la commune mixte.

Le ksar de Boukhrari est un des plus considérables villages arabes de l’Algérie. Il se trouve juste sur la frontière du Sud, un peu au-delà du Tell, dans la zone de transition entre les pays européanisés et le grand désert. Sa situation lui donne une singulière importance politique, car elle en fait une sorte de trait d’union entre les Arabes du littoral et les Arabes du Sahara. Aussi a-t-il toujours été le pouls des insurrections. C’est là qu’arrive le mot d’ordre, c’est de là qu’il repart. Les tribus les plus éloignées envoient leurs gens pour savoir ce qui se passe à Boukhrari. On a l’œil sur ce point de toutes les parties de l’Algérie.

L’administration française seule, ne s’occupe point de ce qui se trame à Boukhrari. Elle en a fait une commune de plein exercice, sur le modèle des communes de France, administrée par un maire, vieux paysan à l’œil endormi, flanqué d’un garde champêtre. Entre et sort qui veut. Les Arabes venus de n’importe où peuvent circuler, causer, intriguer à leur guise sans être gênés en rien.

Au pied du ksar, à deux ou trois cents mètres, la commune mixte est gouvernée par l’administrateur civil qui dispose des pouvoirs les plus étendus sur un territoire nu, qu’il est presque inutile de surveiller. Il ne peut empiéter sur les attributions du maire, son voisin.

En face, sur la montagne, est Boghar, où habite le commandant supérieur du cercle militaire. Il a entre les mains les moyens d’action les plus actifs, mais il ne peut rien dans le ksar, COMMUNE DE PLEIN EXERCICE. Or, le ksar n’est habité que par les Arabes. C’est le point dangereux qu’on respecte, tandis qu’on surveille avec soin les environs. On soigne le mal dans ses effets et non dans sa cause.

Qu’arrive-t-il ? Le commandant et l’administrateur, quand ils s’entendent, organisent une sorte de police secrète à l’insu du maire, et tachent d’être informés mystérieusement.

N’est-il point surprenant de voir ce centre arabe, reconnu dangereux par tout le monde, plus libre qu’une ville en France, tandis qu’il serait impossible à un Français quelconque, s’il n’était protégé par quelque personnage influent, de pénétrer et de circuler sur le territoire militaire des cercles avancés du Sud.

Dans la commune mixte on trouve une auberge. J’y passai la nuit, une nuit d’étuve. L’air semblait brûlé par la flamme du dernier jour. Il ne remuait plus, comme s’il eût été figé par la chaleur.

Aux premières lueurs de l’aurore, je me levai. Le soleil parut, acharné dans sa besogne d’incendiaire. Devant ma fenêtre ouverte sur l’horizon déjà torride et silencieux une petite diligence dételée attendait. On lisait sur le panneau jaune : « Courrier du Sud ! »

Courrier du Sud ! On allait donc encore plus au sud en ce terrible mois d’août. Le Sud ! Quel mot rapide, brûlant ! Le Sud ! Le feu ! Là-bas, au Nord, on dit, en parlant des pays tièdes : « le Midi ». Ici, c’est le « Sud ».

Je regardais cette syllabe si courte qui me paraissait surprenante comme si je ne l’avais jamais lue. J’en découvrais, me semblait-il, le sens mystérieux. Car les mots les plus connus comme les visages souvent regardés ont des significations secrètes, dont on s’aperçoit tout d’un coup, un jour, on ne sait pourquoi.

Le Sud ! Le désert, les nomades, les terres inexplorées et puis les nègres, tout un monde nouveau, quelque chose comme le commencement d’un univers ! Le Sud comme cela devient énergique sur la frontière du Sahara.

Dans l’après-midi, j’allai visiter le Ksar.

Boukhrari est le premier village où l’on rencontre des Oulad-Naïl. On est saisi de stupéfaction à l’aspect de ces courtisanes du désert.

Les rues populeuses sont pleines d’Arabes couchés en travers des portes, en travers de la route, accroupis, causant à voix basse ou dormant. Partout leurs vêtements flottants et blancs semblent augmenter la blancheur unie des maisons. Point de taches, tout est blanc ; et soudain une femme apparaît, debout sur une porte, avec une large coiffure qui semble d’origine assyrienne surmontée d’un énorme diadème d’or.

Elle porte une longue robe rouge éclatante. Ses bras et ses chevilles sont cerclés de bracelets étincelants ; et sa figure aux lignes droites est tatouée d’étoiles bleues.

Puis en voici d’autres, beaucoup d’autres, avec la même coiffure monumentale : une montagne carrée qui laisse pendre de chaque côté une grosse tresse tombant jusqu’au bas de l’oreille, puis relevée en arrière pour se perdre de nouveau dans la masse opaque des cheveux. Elles portent toujours des diadèmes dont quelques-uns sont fort riches. La poitrine est noyée sous les colliers, les médailles, les lourds bijoux ; et deux fortes chaînettes d’argent font tomber jusqu’au bas-ventre une grosse serrure de même métal, curieusement ciselée à jour et dont la clef pend au bout d’une autre chaîne.

Quelques-unes de ces filles n’ont encore que de minces bracelets. Elles débutent. Les autres, les anciennes, montrent sur elles quelquefois pour dix ou quinze mille francs de bijoux. J’en ai vu une dont le collier était formé de huit rangées de pièces de vingt francs. Elles gardent ainsi leur fortune, leurs économies laborieusement gagnées. Les anneaux de leurs chevilles sont en argent massif et d’un poids surprenant. En effet, dès qu’elles possèdent en pièces d’argent la valeur de deux ou trois cents francs, elles les donnent à fondre aux bijoutiers mozabites, qui leur rendent alors ces anneaux ciselés ou ces serrures symboliques, ou ces chaînes, ou ces larges bracelets. Les diadèmes qui les couronnent sont obtenus de la même façon.