Je me réchauffais, je redevenais moi. Il me fallait endosser ma nouvelle identité. Les étrangers méconnaissables se rassemblaient de nouveau en moi: et ce puceau d'il y a quelques jours, ce guetteur des confidences adultes, et ce jeune corps fébrile déchirant de son sexe le ventre d'une prostituée, et cette silhouette dans la tempête, en attente du dernier pas, de la défaillance de ses doigts transis… Tout cela, c'était moi!
L'homme me demanda où j'habitais, lut la réponse dans le tremblement de mes lèvres que je maîtrisais encore mal. Je le dévisageai. Son visage bouffi par le froid, l'alcool, les coups qu'il venait de recevoir. Ses larges poignets velus. Ses mains couvertes de cicatrices luisantes, ses gros doigts aux ongles larges et racornis…
Et sans pouvoir aller jusqu'au bout de ma pensée, je sentis: je suis maintenant comme lui, oui, je suis dans son cas, dans sa peau, à quelque différence près. Au lieu de l'immense joie que j'attendais depuis des années à ce tournant de ma vie, un désespoir cruel! Comme lui… Bientôt les mêmes mains tatouées sur le volant d'un lourd camion, le même visage, la même odeur de vodka. Mais surtout la même expérience avec les femmes. Je regardais de biais ses lourdes jambes, j'imaginais avec quelle force elles devaient écarter les cuisses des femmes. Les cuisses de la femme… De la femme rousse! Je sentis quelque chose tressaillir en moi: bien sûr qu'il l'a «faite». Avant moi…
– Qu'est-ce que tu as à me reluquer comme ça? bougonna-t-il, en remarquant l'intensité de mon regard. De toute façon on ne peut pas aller plus vite. T'as vu la route?
Les essuie-glaces rejetaient à chaque passage une épaisse couche de neige collante. La taïga semblait seule guider le camion qui s'enfonçait péniblement dans la tempête.
Je détournais le regard. Plus besoin de regarder mon homme: il était ma réplique exacte, quelques années en plus…
Maintenant, je savais précisément ce qui allait se produire. Je savais qu'il nous restait quelques minutes à vivre!
J'attendais le Tournant du Diable. Le chauffeur, ivre comme il était, allait sûrement le manquer. Je voyais déjà une longue glissade oblique du camion, les tours de volant acharnés et inutiles, j'entendais le moteur qui s'étranglerait dans un rugissement impuissant. Et la percée noire dans la glace qui était à cet endroit toujours très fine, à cause des sources tièdes dans le lit de l'Oleî.
J'avalais ma salive nerveusement, en scrutant la route. J'étais comme la balle d'un revolver prêt à tirer. Les brèves pensées brûlantes, les images-brûlures portaient la tension à son comble. Ces mains posées sur le volant avaient écrasé les seins de la femme rousse. Tous les deux, nous nous étions englués dans la même plaie moite sous son ventre. Tous les deux, nous nous débattrions toujours dans le même espace exigu au bord de l'infini sibérien: les rues mornes du chef-lieu, les cabines des camions puant le gasoil, la taïga mutilée, pillée, hostile. Et cette femme rousse. Ouverte à tous. Et cette nuit de tempête qui nous coupait du monde. Et cette cabine étroite remplie de chair homogène, souillée, et qui allait disparaître. Les ongles de mes doigts agrippés à une poignée devinrent tout blancs…
Le chauffeur freina et me lança en souriant:
– Avant ce putain de tournant, il faut déverser un peu…
Je le vis ouvrir la portière, descendre sur le marchepied et commencer à déboutonner son pantalon ouaté. Mon attente était si frénétique que je perçus dans son sourire un sous-entendu qui semblait dire: «Hé, hé! et alors, petit morveux, tu pensais m'avoir avec ton fichu tournant? Pas si bête!»
Je compris que ce monde noir et absurde était doté, en plus, d'une ruse méfiante et sournoise. Ce n'était pas si facile de l'anéantir, en se tuant. Tout en glissant sur la lame de rasoir, ce monde savait s'arrêter brusquement et sourire avec cette bonhomie rusée. «Une femme rousse, dis-tu? Les photos étalées sur la couverture? Le premier amour? La solitude? Et moi, regarde! Je vais déboutonner mon pantalon et pisser sur tous vos premiers amours et solitudes!»
Je sautai du camion et me mis à courir en sens inverse, suivant les traces de ses roues…
Contre toute attente, je n'entendis ni les appels de l'homme ni le bruit du moteur. Non, le chauffeur ne cria pas, ne se lança pas à ma poursuite, ne fit pas demi-tour pour me rattraper… M'arrêtant une vingtaine de mètres plus loin, je ne discernai plus les contours du camion, ne distinguai aucun bruit. Le tumulte blanc, le sifflement féroce du vent dans les branches des cèdres, plus rien. Le camion avait disparu! En reprenant ma route, je me demandais si la femme rousse, le pont, ce chauffeur ivre n'étaient pas un songe. Une sorte de délire pareil à celui que j'avais eu un jour, malade de la scarlatine… Même les traces des roues que je suivais devenaient de moins en moins visibles, pour s'effacer bientôt…
Je retrouvai les rues noires de Kajdaï. Machinalement, je me dirigeai vers la gare. J'entrai dans le grand hall à peine éclairé. D'ailleurs, c'était surtout le reflet blanc de la tempête qui emplissait cet espace désert d'une luminescence un peu irréelle.
Je m'approchai de l'horloge. Il était dix heures et demie. Le Transsibérien était parti à neuf heures. Ébahi, je ne parvenais pas à faire ce calcul simple, tant son résultat me paraissait ahurissant. Tout cela n'avait été vécu qu'en une heure et demie! L'attente interminable devant le kiosque, l'isba de la Rousse, son corps et cette douleur qu'on appelait «amour», ma fuite, l'éternité glacée sur le pont, le camion ivre… Sa disparition, mon retour.
Alors, comme pour augmenter encore l'irréalité de ce que je vivais, une voix derrière mon dos, celle du sous-chef de station probablement, précisa à l'intention d'un voyageur:
– Oh, vous savez, d'ici que ça finisse de neiger… Vous avez vu, même le Transsibérien était obligé de revenir. Il avait à peine quitté la gare, et il y avait déjà un mètre de neige sur les voies…!
Je poussai la porte vitrée, je sortis sur le quai. Cette masse de wagons endormis était donc le Transsibérien! Ses fenêtres miroitaient faiblement dans le reflet bleu des veilleuses au plafond de chaque compartiment. On devinait à travers le ramage du givre leur confort silencieux. Et la présence de la belle Occidentale qui était donc restée fidèle à notre rendez-vous. Je me souvins d'elle, ou, plus précisément, de mes guets d'autrefois près de l'isba d'aiguilleur; je m'en souvins avec une telle intensité que les événements de cette soirée se transformèrent définitivement en un fantasme particulièrement réussi. Craignant de briser cette assurance, je revenais à la gare. Il n'y avait donc rien eu. Rien… Rien!
La porte d'en face, celle qui donnait sur la place devant la gare, s'ouvrit. Dans la pénombre du hall, je vis une femme entrer, qui jetait autour d'elle des coups d'œil rapides. Elle portait un manteau d'automne et un gros châle de laine. Elle vint à moi, comme si me trouver là était la chose la plus naturelle. Je la regardais s'approcher. Il me sembla qu'elle n'avait plus de visage. Ses traits, sans maquillage, délavés – lavés par la neige ou par les larmes -, n'étaient que de vagues contours d'aquarelle. De son visage on ne voyait que l'expression: une clarté de souffrance et de fatigue extrêmes.
– Allons-y, tu vas passer la nuit chez nous, dit-elle d'une voix très calme et à qui on ne pouvait qu'obéir.
7
En rêve, le couloir du wagon ensommeillé menait à un compartiment qui reproduisait, en plus petit encore, l'intérieur de l'isba d'aiguilleur. Comme si cette maisonnette, faisant partie du couloir, se perchait sur les rails, en attendant l'improbable départ. Une femme était assise à la tablette sous la fenêtre de cet étrange, et si naturel, compartiment. Elle semblait regarder dehors, dans l'obscurité de la nuit derrière la vitre. Non pour voir ce que cachait le givre épais, mais pour ne pas voir ce qui se passait autour d'elle. Au centre de la tablette se trouvait un bulbe étonnant, charnu, coupé en deux. À l'intérieur, on voyait une sorte de cocon composé de feuilles à demi transparentes, délicatement repliées les unes sur les autres. Cela ressemblait à un nourrisson soigneusement emmailloté. Je I devais, je ne savais pas pourquoi, déployer ses feuilles fragiles, sans attirer l'attention de la passagère silencieuse. Avec mes doigts gourds, malhabiles, je maniais ce cocon, ce fuseau soyeux. Je pressentais déjà que ce qui allait apparaître serait pénible à voir… Et plus j'avançais dans mon effort méticuleux, plus l'angoisse de cette décou- verte grandissait. J'allais voir quelque chose de vivant dont ma curiosité compromettait la naissance, mais dont on ne pouvait constater la vie qu'en arrachant les feuilles. Je tuais ça en ouvrant le bulbe, mais ça n'aurait pas existé si je n'avais pas osé éventrer le cocon. En rêve, la portée tra- gique de mon geste n'apparaissait pas aussi clairement. C'était la lente germination d'un cri déchirant qui l'exprimait. Un cri qui remontait vers ma gorge – un cri sec, étranglé. Mes doigts arrachaient les feuilles sans aucun ménagement. Et la femme assise près de la fenêtre se mit, à ce moment, à tourner lentement la tête dans ma direction… Le cri jaillit, me secoua, me réveilla…