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Maîtrisant ma peur, je le dévisageai discrètement. Sa large veste en peau d'ours sentait le vent frais des espaces neigeux. Sa chapka dont les oreillettes étaient nouées sur la nuque rappelait un grand casque de guerrier nordique. Il était assis dans une pose indépendante et fière, et son énorme silhouette dépassait toute la rangée de spectateurs.

Et plus j'examinais son profil dans la lumière changeante et multicolore de l'écran, plus un étrange air de ressemblance se dégageait de ses traits. Oui, il me rappelait quelqu'un que je connaissais très bien… Mais qui? Sur son front une boucle de cheveux s'échappait de la chapka… Un nez aplati, victime de quelque bagarre, sans doute… Un dessin de lèvres volontaire, un sourire légèrement Carnivore. Une mâchoire inférieure puissante, massive. Et cet œil brun, vif…

Ahuri et n'osant pas croire à mon intuition, je regardai l'écran. Belmondo, sortant de l'azur éblouissant d'une piscine, s'installait dans une chaise longue à côté de la superbe espionne. Je scrutai son profil. La boucle de cheveux qu'il rejetait de son front mouillé, son nez, ses lèvres. Ses yeux… Je me tournai vers mon voisin. Puis vers l'écran. Et de nouveau vers l'homme en peau d'ours…

Oui, c'était bien lui… La magie n'a pas d'explications. Aussi n'essayai-je pas de comprendre. Je restai dans un étrange entre-deux-mondes, entre ces deux visages parfaitement semblables réunis dans le matras d'alchimiste qu'était devenue la salle obscure de L'Octobre rouge. Au milieu d'une lente transmutation du réel en quelque chose de bien plus vrai et plus beau…

Je revins à moi en sursaut. Les grandes bottes de mon voisin avaient accroché mes pieds au passage. Il quittait la salle une ou deux minutes avant la fin. Le matras se brisa. Je faillis courir derrière lui en chuchotant: «Mais attendez, vous allez manquer la scène la plus belle du film!» C'était celle où la jeune voisine s'endormait près de la porte du héros en découvrant sa longue cuisse de la huitième couleur de l'arc-en-ciel…

Je ne courus pas. Je ne criai pas. On entendit la porte latérale se refermer doucement. L'homme en peau d'ours disparut…

Quand la lumière revint, nous vîmes dans la foule lente, éblouie et souriante, deux officiers. Les pattes de col de leurs tuniques étaient d'un ton cramoisi, signe distinctif des unités qui surveillaient le camp. Les spectateurs leur jetaient des regards amusés, furtifs, qui semblaient dire: «Ah! vous aussi…»

Oui, eux aussi avaient séjourné dans le matras magique. A côté du redoutable Guéra…

Je n'ai jamais parlé de lui à Samouraï, ni à Out-kine. Ils m'auraient sans doute ri au nez. Depuis cette étrange séance j'ai compris que la magie se rompt justement parce que l'homme n'ose pas en parler, ni y croire. Il se montre indigne du miracle en essayant de le réduire à quelque banale cause matérielle.

D'ailleurs, durant ce temps de redoux, on n'était pas à un miracle près. Le lendemain de l'apparition mystérieuse de l'homme en peau d'ours, nous vîmes dans la file d'attente… le grand-père d'Outkine! Il demeura tout confus, comme un adulte pris en flagrant délit d'enfantillage. Et il se hâta de se justifier:

– Qu'est-ce que vous voulez, tout le monde] ne parle que de ça… Un ami médecin m'a raconté que son malade lui avait demandé de retarder l'opération pour pouvoir venir voir ce film. Alors moi…

Et pour se disculper, il paya les quatre billets!

Pourquoi Belmondo?

Avec son nez aplati, il ressemblait à beaucoup d'entre nous. Notre vie – taïga, vodka, camps – sculptait des visages de ce genre. Des visages d'une beauté barbare qui perçait à travers la rudesse des traits torturés.

Pourquoi lui? Parce qu'il nous attendait. Il ne nous abandonnait pas au seuil de quelque luxueux palace, mais grâce au va-et-vient entre ses rêves et son quotidien, il se retrouvait toujours à côté de nous. On le suivait dans l'inimaginable.

Nous l'aimions aussi pour la magnifique inutilité de ses exploits. Pour le joyeux absurde de ses victoires et de ses conquêtes. Le monde dans lequel nous vivions reposait sur la finalité écrasante de l'avenir radieux. Nous étions tous inscrits dans cette logique – la tisseuse s'agitant entre ses cent cinquante métiers, les marins-pêcheurs ratissant les quatorze mers de l'Empire, les bûcherons s'engageant à abattre chaque année davantage. Cette progression irrésistible marquait le but de notre présence sur cette planète. La remise de décorations au Kremlin en était le symbole suprême. Et même le camp trouvait sa place dans cette harmonie calculée – il fallait bien un endroit pour ceux qui se montraient momentanément indignes du grand projet, pour ces inévitables scories de notre existence paradisiaque.

Mais vint Belmondo avec ses exploits pour rien, avec ses performances sans but, son héroïsme gratuit. Nous vîmes la force qui s'admirait sans songer au résultat, l'éclat des muscles qui ne se préoccupaient pas des records de productivité à battre. Nous découvrîmes que la présence char-nelle de l'homme pouvait être belle en soi! Sans aucune arrière-pensée messianique, idéologique ou futuriste. Désormais, nous savions que ce fabuleux en-soi s'appelait «Occident».

Et puis, il y avait aussi cette rencontre à l'aéroport. L'espionne qui accueillait notre héros devait avoir sur elle un objet convenu, un signe de reconnaissance. Et ce fut un… karavaï; cette miche de pain noir russe, on ne peut plus russe et appelée en russe dans un film français! Un hurlement de plaisir et de fierté nationale parcourut les rangs du cinéma L'Octobre, rouge… En revenant à Svetlaïa, nous ne parlions, cette fois, que de cela: donc, là-bas, en Occident, ils savaient un peu que nous existions!

Pourquoi Belmondo?

Parce qu'il arriva au bon moment. Il surgit au milieu de la taïga enneigée, comme propulsé par une fantastique cascade. Oui, c'était l'une de ses cascades – éblouissante série de sauts, de courses-poursuites, de coups de pistolet et de coups de poing, de culbutes, de tours de volant, d'envols et d'atterrissages. C'est ainsi qu'il avait atterri en pleine taïga!

Il arriva au moment où la coupure entre l'avenir promis et notre présent était prête à nous rendre irrémédiablement schizophrènes. Quand, au nom de notre projet messianique, les pêcheurs s'apprêtaient à ne pas laisser un seul poisson dans les mers, et les bûcherons à transformer la taïga en un désert de glace. Alors qu'au Kremlin un vieillard décorant l'autre le sacrait «trois fois Héros du travail socialiste» et «quatre fois Héros, de l'Union soviétique». Et sur la poitrine rétrécie du décoré, il ne restait plus de place pour accrocher toutes ces étoiles d'or…

Il y avait tout cela dans la cascade sibérienne de Belmondo. Le Kremlin, les cent cinquante métiers à tisser, la vodka comme seul moyen de combattre la rupture schizophrène entre l'avenir et le présent. Et aussi le disque du soleil couchant embrouillé dans les barbelés…

Il sauta d'un hélicoptère accroché au bout du ciel sibérien, roula dans la neige et surgit sur l'écran en nous invitant à le suivre… C'était une promenade au bord de la mer chaude. En nous retournant tout le temps sur la silhouette lointaine de l'avenir radieux, nous avançâmes en tâtant du pied cette terra incognito, de l'Occident.

Mais plus que toute autre chose: l'amour…

Qu'en savais-je, qu'en savaient tous les spectateurs avant son arrivée? Nous savions qu'il existait un amour de «je l'ai faite». Le plus répandu, la monnaie courante de la vie sentimentale dans notre rude contrée. Et l'amour-attente éternelle près du bac… Enfin, un autre, celui que nous découvrions d'habitude sur l'écran de L'Octobre rouge. Je me souviens d'un film très typique sur l'amour…