C'était elle et lui. Un sentier au milieu des champs de seigle, au soir. Ils marchent en silence, artistiquement timides, en émettant de temps en temps des soupirs éloquents. Le moment décisif approche. La salle se fige, se tasse, en attente de quelque logique enlacement. Le jeune kolkhozien enlève sa casquette, fait un large geste circulaire et déclare:
– Macha, le seigle, cette année, je parie qu'on en prendra douze quintaux par hectare!
Un râle de frustration avait secoué l'obscurité de la salle…
Surtout que l'héroïne était très belle et son partenaire positivement viril. Aurait-on déchiré sa robe en lambeaux que nous aurions pu contempler les mêmes seins rebondis que risquait de perdre la ravissante enchaînée de Belmondo. Se serait-elle laissé glisser dans l'herbe – ce que toute la salle désirait ardemment – et le galbe de ses cuisses aurait rivalisé allègrement avec les courbes sensuelles de l'espionne…
Mais, au-dessus des champs du soir, les amou-reux ne voyaient que la silhouette brumeuse du I projet messianique, les cimes ensoleillées de l'ave- nir. Et ils se mettaient à parler de la récolte en étouffant leurs élans naturels… Le baiser venait comme un supplément plus ou moins facultatif. C'est lui qui éteignait l'écran. Et avant que celui-ci s'éclaire de nouveau, on entendait les premiers vagissements du bébé qui apparaissait dans les bras de l'heureuse maman. Visiblement, ces ténèbres momentanées transposaient cinémato-graphiquement la nuit de la période utérine…?
Entre cette pudeur officielle et l'amour de «je l'ai faite» des camionneurs, le même abîme qui séparait l'avenir prophétique et Nerloug au pré-sent. Au fond de ce gouffre: la maison de la pros-tituée rousse. Une femme au corps lourd et fatigué. Une femme qui, en pleurant, étale sur une couverture des photos aux bords ouvragés. On ne sait pas pourquoi. Devant un adolescent qui ne pense qu'à cet oiseau mort en lui – son rêve d'amour. Au fond du gouffre, cette nuit de tempête, le Transsibérien rebroussant chemin. Et le visage effacé de la femme au-dessus de la flamme d'une bougie, et ses doigts caressant mes cheveux…
Belmondo tendit la main à cet adolescent avec son oiseau mort blotti près du cœur. Il le tira vers le soleil méridional. Et le magma effrayant et indicible de l'amour commença à se dire avec une clarté occidentale: séduction, désir, conquête, sexe, érotisme, passion. En vrai professionnel de l'amour, il analysa même l'éventuel échec et la déception qui guettent le jeune séducteur aux premiers pas de son aventure. On le vit préparer un dîner aux chandelles auquel avait été conviée la voisine. Il mit un costume noir, attendit indéfiniment et… s'endormit dans une pose de gladiateur vaincu. Elle n'était pas venue…
Oui, le saut dans le gouffre d'amour était aussi un élément de sa cascade sibérienne. Et pour qu'on n'ait aucun doute à ce sujet, il vint s'installer, déguisé en Guérassim Tougaï, à côté de moi au premier rang de L'Octobre rouge… Le dégel ne dura que quelques jours. L'hiver prenant sa revanche sur cette parenthèse lumineuse apporta un souffle polaire acéré, figea les étoiles dans le cristal noir du ciel.
Mais Belmondo résista. Chaque jour libre, ou le plus souvent en manquant nos cours à l'école, nous nous réveillions avant le lever du soleil et nous partions à la ville. La quatorzième fois, la quinzième, la seizième… Nous ne nous lassions pas.
10
Dans la forêt il faisait encore nuit. La neige était tantôt dorée par la lune, tantôt intensément bleue. Chaque jeune sapin rappelait une bête aux aguets, chaque ombre était vivante et nous observait. Nous parlions peu, n'osant pas rompre le silence solennel de ce royaume endormi. De temps à autre une branche de sapin se libérait d'un grand chapeau blanc de neige. Nous entendions son frôlement assourdi, puis le bruit étouffé de sa chute. Et les cristaux voltigeaient encore longtemps sous cette branche réveillée et s'irisaient en paillettes vertes, bleues, mauves. Et tout se figeait de nouveau dans la somnolence argentée de la lune… Parfois nous percevions ce léger frôlement, mais toutes les branches restaient immobiles. Nous tendions l'oreille: «Des loups?» Et, au-dessus de la clairière, nous voyions passe l'ombre d'un hibou. Le silence était si pur que nous croyions sentir la densité et la souplesse de l'air glacé qu'incisaient les grandes ailes grises de l'oiseau.
C'est durant ces heures encore ombrées d nuit que j'aimais revenir à mon secret…
Mes compagnons traversaient la forêt pour aller voir une comédie, pour apprendre quelques nouvelles répliques par cœur, pour rire. Et moi, si je me rendais à L'Octobre rouge, c'était pour participer à une miraculeuse transfiguration: bientôt j'allais avoir un autre corps, une autre âme, et l'oiseau dans ma poitrine allait s'ébattre autour de mon cœur en hérissant ses plumes. Mais pour le moment, il ne bougeait pas. Et avec un plaisir douloureux je portais en moi ma peine d'adulte – la maison de la femme rousse.
Ma douleur, je la croyais unique, tout autant qu'inimitable la transfiguration qui m'attendait sur la terre promise de l'Occident. Et j'aurais été très étonné d'apprendre que Samouraï et Out-kine, qui glissaient à travers la taïga endormie, emportaient aussi sous leurs touloupes une douleur et un espoir. Une énigme. Un passé mystérieux. Je n'étais pas le seul élu…
Le mystère de Samouraï était rude et simple. Il me le confia un soir d'hiver, un mois après l'arrivée de notre héros… Nous étions dans notre petite isba des bains, lui dans son baquet de cuivre, moi étalé sur le bois chaud et humide du banc. Des rafales de vent criblaient l'étroite fenêtre de neige sèche, celle des grands froids. Samouraï resta longtemps silencieux, puis il se mit à parler sur un ton plaisant, enjoué. Comme quand on raconte une espièglerie de son enfance. Mais on sentait que sa voix nonchalante risquait de déraper à tout moment sur un cri de douleur étouffé…
Il devait avoir dix ans à l'époque. Par une journée chaude de juillet, une de ces journées brûlantes de l'été continental, Samouraï – qu'on n'appelait pas encore Samouraï – sortait de l'eau en courant. Tout nu, il grelottait sous ce soleil cuisant. La rivière ne parvenait pas à se réchauffer durant ces quelques semaines de canicule.
Il sortit et courut vers les buissons auxquels il avait accroché ses vêtements. Soudain, trébuchant sur une pierre ou une grosse racine, il tomba. Il n'eut pas le temps de comprendre que ce n'était pas une racine, mais un croche-pied adroit… Deux mains l'empoignèrent à la taille. À quatre pattes, il fit une tentative pour se dégager, ne devinant encore rien. Au même moment, il vit devant lui des bottes de cuir, sentit le poids d'une main qui attrapait ses cheveux humides. Il poussa un cri. Celui qui lui serrait les hanches se mit alors à lui donner des coups de poing dans les reins. Samouraï arqua le dos, gémit, voulut de nouveau s'enfuir. Mais la lourde main qui empoignait ses cheveux enserrait maintenant son visage, comme une muselière. Deux doigts aux ongles jaunes et plats s'enfoncèrent dans le bas de ses orbites – c'était une mise en garder: «Encore un cri et je te crève les yeux.» Il eut pourtant le temps de remarquer que l'homme, devant lui, s'était mis à genoux. Il entendit quelques jurons, des ricanements un peu nerveux. Samouraï ne comprenait pas pourquoi, s'ils voulaient le tuer, ils tardaient à tirer un cou-teau ou une pique… Tout à coup, il lui semba que celui qui était derrière voulait déchirer soq corps nu en écartant ses jambes humides. Samouraï cria de douleur et, d'un petit éclat de vue qui lui restait encore, il vit que l'un des agresseurs se mettait à déboutonner son pantalon…