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Et c'est au cours de cette nuit que j'appris dans quelles circonstances Belmondo avait définitivement quitté L'Octobre rouge en disparaissant à jamais peut-être de l'angle de l'avenue Lénine

C'était l'hiver qui suivit mon évasion. Samouraï et Outkine glissaient sur leurs raquettes à travers la taïga plongée dans la pénombre des premières heures matinales. Ils allaient à Nerloug, à la séance de dix-huit heures trente. Sans moi. Encore un film qu'ils voulaient revoir? Ou peut-être démontrer – à qui? – que ma trahison n'affectait pas leurs relations avec Belmondo?

Le froid était rude même pour l'hiver de notre pays. De temps en temps, on entendait un long écho semblable à celui d'un coup de fusil. Mais c'étaient les troncs qui éclataient, minés par la sève et la résine glacées. Au village, par un temps pareil, les femmes, en enlevant le linge des cordes, le cassaient comme du verre. Les camionneurs pestaient autour des réservoirs remplis de poudre blanche: l'essence gelée. Les enfants s'amusaient à cracher sur la route dure comme le roc pour entendre le tintement de leurs crachats devenus glaçons…

C'est dans les premiers rayons du soleil qu'ils l'aperçurent sur la fourche formée par deux grosses branches d'un pin. Samouraï le vit le premier, eut un moment d'hésitation: le montrer à Outkine? Il savait que son ami allait en être bouleversé. Toujours très protecteur envers Outkine, Samouraï l'était devenu encore plus après mon départ. Oui, il voulut d'abord passer outre, comme si de rien n'était. Mais dans le calme absolu de la taïga, Outkine dut sentir cette hésitation, ce souffle retenu de Samouraï. Il s'arrêta à son tour, leva les yeux, poussa un cri…

Sur la fourche, s'accrochant au tronc rugueux, l'étreignant des deux bras, un homme était assis, le visage blanc, recouvert de givre, les yeux grands ouverts. Il y avait dans sa pose l'effrayante fixité de la mort. Ses jambes ne pendaient pas, mais se figeaient dans le vide à deux mètres du sol. Il semblait les regarder en leur adressant un horrible rictus. La neige autour de l'arbre était labourée de traces de loups…

Samouraï scrutait ce visage glacé et se taisait. Outkine, éprouvé par cette rencontre dans la taïga endormie, voulut dissimuler son désarroi. Il parla vite, abondamment, jouant le dur:

– Ça doit être un prisonnier politique évadé. Non, je suis sûr que c'est un opposant. Il a peut-être écrit des romans antisoviétiques, on l'a jeté au Goulag, et puis quelqu'un l'a aidé à s'évader. Peut-être même il a des manuscrits cachés sur lui… Il a voulu, peut-être…

– Tais-toi, canard! aboya soudain Samouraï.

Et, avec une rudesse haineuse, comme jamais il n'avait parlé à Outkine, il poursuivit:

– Prisonnier politique! Goulag! Tu parles! Le camp qu'on voit de Svetlaïa, c'est un camp normal, canard. Tu comprends: nor-mal! Et il y a là des hommes normaux, là-bas. Des mecs normaux qui ont juste volé quelque chose ou cassé la gueule à quelqu'un. Et ces mecs normaux jouent aux cartes après le boulot, normalement, écrivent des lettres ou roupillent. Et puis ces hommes normaux choisissent leur victime, d'habitude un jeune mec qui a perdu aux cartes. T'as perdu, tu dois payer. C'est normal, non? Et ces hommes normaux le baisent dans la bouche et dans le cul, à tour de rôle, toute la baraque, à la chaîne! Tant qu'au lieu d'une bouche, ce n'est plus que de la bouillie, et entre les jambes de la viande hachée… Et après ça, le pauvre type devient intouchable, il doit dormir près du seau des chiottes, il ne peut pas boire au robinet qu'utilisent les autres. Mais chacun peut le baiser à volonté. Et pour échapper à ça, une seule voie: se jeter sur les barbelés. Alors le soldat lui envoie un paquet de balles dans la tête. Direct au ciel… Celui-ci a dû fuir pendant les travaux…

Outkine émit un son étrange, entre un gémissement et une protestation.

– Tais-toi, je te dis! le rabroua de nouveau Samouraï. Tais-toi avec ton romantisme à la con! C'est ça la vie normale, tu l'as compris, oui ou non? Des mecs qui sortent après dix ans de cette vie et qui vivent parmi nous… Et nous sommes tous comme ça, à peu près. Cette vie normale, c'est la nôtre. Aucune bête ne vivrait ainsi…

– Mais Olga, mais Bel… Bel…, souffla tout à coup Outkine d'une voix torturée sans pouvoir continuer.

Samouraï ne dit rien. Il regarda autour de lui pour bien situer l'endroit. Puis il reprit la pique et fit signe à Outkine de le suivre… Ils n'allèrent pas à Nerloug ce jour-là. Ils manquèrent leur rendez-vous de dix-huit heures trente.

Plus tard assis dans les locaux enfumés de la milice à Kajdaï, ils passèrent un long moment à attendre qu'un employé se libère pour pouvoir les accompagner sur les lieux. Samouraï se taisait en hochant parfois la tête. Ses yeux fixaient les reflets de jours invisibles. Outkine, de biais, observait ces ombres fuyantes. Et il sentait que Samouraï allait bientôt s'éclaircir la voix et, d'un ton confus, lui demander pardon…

Assis sur l'appui de la fenêtre, Outkine me racontait la fin de l'époque Belmondo dans le pays de notre enfance… Sa voix avait une résonance si étrange dans le couloir vide de notre foyer! À travers son visage – celui d'un jeune homme, avec sa première moustache -, transparaissaient les traits de l'enfant blessé d'autrefois. Cet enfant qui attendait avec tant d'émotion le début de la vie d'adulte, en espérant connaître l'amour – comme les autres – malgré tout. Et moi, vivant déjà tranquillement ma routine amoureuse de jeune mâle insouciant, je perçus soudain l'infini désespoir que mon ami portait en lui. Son visage était limé, aurait-on dit, par l'indifférence des regards féminins. Par leur cécité, si naturelle, si impitoyable…

Outkine remarqua l'intensité de mon regard. Une ombre de sourire désabusé affleura ses lèvres. Il détourna la tête vers la vitre derrière laquelle pâlissait la nuit frileuse de Leningrad.

– Et quand on est revenus sur les lieux avec les types de la milice, continua-t-il, quand on a revu l'évadé accroché à sa branche, je n'avais plus peur. Pas de tristesse, pas de douleur non plus. J'ai honte de le dire, mais j'éprouvais… une sorte d'étrange joie. Oui… Je me disais – dans cette langue très profonde, tu sais, qui s'articule en nous sans mots – je me disais que si le monde est aussi atroce, il ne peut être ni vrai, ni surtout unique. Oui, je me disais qu'on ne peut pas le prendre au sérieux…

Observant les miliciens qui, aidés par Samouraï, essayaient d'arracher le mort à l'arbre, Outkine vivait une mystérieuse révélation. Ce jeune prisonnier dont les hommes, soufflant dans l'effort, tordaient les doigts glacés, marquait une limite. Tout comme le corps mutilé d'Outkine? La limite de la cruauté, de la douleur. Une frontière…

Le cadavre céda enfin. Les trois miliciens et Samouraï le portèrent vers la voiture tout-terrain garée à la lisière de la taïga. La chapka du prisonnier glissa de sa tête. C'est Outkine qui la ramassa. Il suivait les autres, en pointant à chaque pas son épaule droite vers le ciel, comme s'il voulait jeter un coup d'œil par-delà la frontière…

Nous passâmes toute une journée à traîner dans les rues humides de Leningrad. Nous entrions dans les musées, traversions la Néva. J'étais fier de montrer à Outkine l'unique ville occidentale de l'Empire. Mais ni lui, ni moi, n'avions vraiment la tête à faire une excursion. Même à l'Ermitage nous parlions d'autre chose. La nuit, Outkine m'avait transmis une trentaine de pages tapées à la machine – le fragment de son futur roman. «Dans la tradition de L'Archipel du Goulag» avait-il précisé… Je les portais main tenant sous ma veste, je me sentais un vrai dissident.

Oui, même au milieu du palais impérial, nous parlions, tout bas, des horreurs du régime. Nous critiquions tout. Nous le rejetions en bloc. Le Belmondo de notre adolescence et son Occident mythique se transformaient en un idéal de liberté, en un programme de combat. Nous voyions toujours le soleil embrouillé dans les barbelés, empalé sur les miradors. Il fallait le mettre en branle, ce gigantesque balancier! Il fallait libérer le temps, notre temps, ce malheureux otage de la dictature!