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Outkine rouvre l'album au-dessus de son assiette et se met à me montrer les dessins.

– Mais l'essentiel, tu vois, c'est que dans chaque séquence il y a un bout d'horizon, une ouverture, un pan de ciel…

Je ne peux pas m'empêcher de rire.

– Tu crois vraiment que ton lecteur a le temps d'apercevoir ce bout de ciel?

Outkine se tait. Le serveur emporte nos assiettes, met devant nous le chachlik. Nous avalons notre vodka. Plongé dans sa réflexion, mon ami hausse les sourcils, le regard perdu au fond de son verre. Soudain, il annonce:

– Tu sais, Juan, les Américains me rappellent souvent des singes s'amusant avec un jouet mécanique. Ils appuient sur un bouton, le ressort fonctionne, le bonhomme en plastique se met à faire des culbutes. Le résultat est atteint… Et dans leur culture, c'est pareil. Ils fabriquent un nouveau génie, le gonflent par la télé, tout le monde se fiche de ses livres, pourvu que la machine marche Le bouton, le ressort, le bonhomme en plastique gigote. Tout le monde est content. C'est très rassurant de pouvoir fabriquer des génies. À l'aide du mot… Ils jonglent avec les idées vieilles comme le monde, les combinent indéfiniment en leur sacrifiant la vie. Des mots, des mots, des mots…

Outkine brandit la bouteille vide en faisant signe au serveur.

– Oui, la vie n'est plus là, mais la machine marche! ajoute-t-il en levant sur moi ses yeux de prophète éméché. Et avec une belle division du travail, remarque! La plèbe se nourrit avec des produits semblables à mes bandes dessinées, et l'élite avec des puzzles verbaux illisibles. Et tu as vu avec quel sérieux ils décernent leurs prix littéraires! On dirait un Brejnev qui accroche une nouvelle étoile d'or à quelque membre du Politburo décati. Tout le monde sait à qui ira le prix et pourquoi, mais ils continuent à jouer au Politburo! C'est le lierre mortuaire qui se referme sur l'Occident. Le lierre des mots qui a tué la vie.

À cet instant, dans le miroir derrière la nuque d'Outkine, je vois apparaître les musiciens. Le violon pousse un léger gémissement d'essai, la guitare émet un long soupir guttural, le bandonéon gonfle ses poumons en un chuchotement mélodieux. Enfin, toujours dans le reflet fumeux du miroir, je la vois, elle

Elle ressemble à une longue plume d'oiseau, dans sa robe noire. Son visage est pâle, sans une touche de fard folklorique:

«Oui, en effet, la machine marche bien, me dis-je en pensée. Sacha sait à quel moment il faut servir du charme slave… Les visages sont ramollis par l'abondance de nourriture, les yeux embués, les cœurs fondants…»

Cependant, le chant qui s'élève ne semble pas faire le jeu de Sacha. C'est d'abord une note très faible qui tempère tout de suite l'élan des musiciens. Un son qui semble venir de très loin et ne parvient pas à dominer les bruits aux tables des dîneurs. Et si cette voix affaiblie s'impose quelques instants après, c'est parce que tout le monde, malgré l'ivresse et l'engourdissement, sent se déployer ce lointain neigeux derrière les murs tendus de velours rouge avec leurs icônes en papier. La voix monte légèrement, les dîneurs ne regardent plus que ce visage pâle aux yeux perdus dans le voile des jours évoqués par la chanson. Moi, dans la profondeur trompeuse du miroir, je la vois peut-être mieux que les autres. Son corps, longue plume noire, son visage sans fard, sans défense. Elle chante comme pour elle-même, pour cette nuit froide d'avril, pour quelqu'un d'invisible. Comme chanta une femme, un soir, devant le feu, dans une isba enneigée… Tout le monde connaît les paroles par cœur. Mais on accède à cette lointaine soirée perdue dans une tempête de neige sans déchiffrer les mots, en fixant la flamme de la chandelle jusqu'à ce qu'elle commence à grandir en vous laissant entrer dans son halo transparent. Et la musique devient l'air frais de l'isba sentant la bourrasque, la chaleur lumineuse du feu, l'odeur du cèdre brûlé, le silence limpide de la solitude…

– Cette chanson, murmure Outkine, me rappelle bizarrement une histoire que Samouraï m'a racontée un jour. Il s'en voulait de m'avoir parlé des prisonniers violés au camp, de toutes ces saletés que d'ailleurs je savais déjà. J'étais pour lui un enfant, et puis tu connaissais Samouraï… Quand les miliciens ont emporté le prisonnier gelé et nous ont laissés seuls, Samouraï m'a montré son nez, tu te rappelles ce nez de boxeur qu'il avait? Et il m'a raconté comment cela était arrivé!

Ce jour-là, il y a mille ans, Samouraï s'était endormi sur le toit d'une grange abandonnée, près de Kajdaï. La terre était encore toute blanche, mais le toit, sous le soleil printanier, se débarrassait des dernières flaques de neige fondue. Ce fut une voix féminine venant d'en bas qui le réveilla. Il jeta un coup d'œil du toit et vit trois hommes s'en prendre à une femme. Elle se débattait, mais mollement – chez nous, en effet, planter un couteau entre les côtes, c'était vite fait, elle le savait. De leurs exclamations, Samouraï comprit que ce n'était pas tout à fait un vioclass="underline" les types ne voulaient tout simplement pas payer. Sinon elle n'aurait rien eu contre. Bref, elle se résigna… Samouraï, tendu comme un chien devant sa proie, les observa. Les hommes découvraient dans le corps seulement ce qui allait servir: ils mirent à nu le ventre, dénudèrent les seins, empoignèrent le menton, la bouche – ils en auraient besoin. Et tout cela à la hâte, en soufflant, avec de sales petits rires. Lui, sur le toit, à trois mètres d'eux, il voyait pour la première fois de sa vie comment on prépare un corps féminin à «ça». La femme, brisée en deux, ferma les yeux. Pour ne pas voir… Ébahi, Samouraï réprima un ah!: la femme avait laissé tomber son cœur dans la neige! Non, c'était sans doute un simple mouchoir, ou quelque petit achat enveloppé dans un papier pâle… oui, un petit paquet rose qu'elle portait dans la poche intérieure de son grand manteau dont les autres avaient brutalement ouvert le col… Mais, un instant, Samouraï crut voir un cœur s'enfoncer dans la neige. Il se mit à crier et se laissa glisser du toit, le visage torturé par le mal qui s'instillait dans ses yeux. Il lança dans l'air ses bras-sabres, les abattit sur les têtes et les côtes de ses ennemis, il s'écroula sous les coups de leurs poings lourds comme des massues, puis il se releva, s'arracha aux mains qui tentaient de le capturer. Soudain, le sang inonda le ciel. Aveuglé, il coupait de ses sabres tantôt l'air, tantôt la chair humaine. Mais, dans le sang qui noyait ses yeux, fondait lentement le caillot visqueux du mal… Et quand il put enfin s'essuyer le visage avec la manche de sa veste, il vit que les hommes montaient dans un camion garé près de la route. Et la femme, loin, très loin, marchait le long de l'Oleï…

J'écoute son récit et je crois reconnaître l'Outkine d'autrefois. Son visage s'éclaircit, ses gestes lourds d'homme corpulent rappellent de nouveau les élans d'un oiseau blessé qui tente de s'arracher à la terre. Et c'est de sa voix de jadis, grave et douloureuse, qu'il me confie:

– Cette femme, c'était cette prostituée rousse qui, tu te souviens, attendait chaque soir le Transsibérien… Celle à qui j'ai consacré mes premiers poèmes…

Outkine se verse un autre verre, le boit lentement. A-t-il seulement parlé? Ou est-ce dans ma tête avinée qu'est né ce souvenir enfoui sous les neiges? Et ce sang qui inonde les yeux de Samouraï, n'a-t-il pas l'odeur chaude d'une forêt en Amérique centrale? Samouraï est allongé au pied d'un arbre et le peu de vision qui lui reste sous le flot rouge lui renvoie l'image de deux hommes en kaki qui s'approchent de lui avec précaution. Pour l'achever. Oui, c'est lui que je vois: son corps farci de métal, son sourire narguant la douleur, fidèle au héros de notre jeunesse. À celui qui nous a appris que les balles ne faisaient pas mal et que la mort n'arrivait jamais tant qu'on la regardait en face.