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Me voyant réveillé, elle me sourit et souffla la bougie. Je plissai rapidement les paupières. J'avais envie de me rendormir avant qu'elle n'enlève sa main…

Après le thé, le matin, elle me dit d'une voix neutre, comme s'il s'agissait d'un petit rien quotidien:

– On a de la neige jusqu'à la cheminée. Il est déjà midi, et regarde les fenêtres: une vraie nuit.

– Je vais faire un passage! m'écriai-je avec joie. Je sais le faire! Vous verrez…

– Non, non! Tu creuses un trou juste pour toi et tu te sauves…

Je ne discutai pas. Je comprenais que ma joie était stupide. Il fallait partir. Vite. Sans me retourner…

Mes raquettes attachées à la ceinture, je me lançai à l'assaut du mur de neige qui se dressait derrière la porte d'entrée. Je devenais à la fois taupe, serpent, dauphin. Je creusais, vrillais, nageais. Je m'agitais au milieu d'un éboulement blanc, je remontais dans son flot qui, à mesure que je m'éloignais de la maison, s'assombrissait. La coulée neigeuse pénétrait jusqu'à mon corps, le brûlait, rendant mon avancée plus nerveuse. J'ouvrais la bouche pour aspirer de rares bouffées d'air, j'avalais les jets de cristaux piquants. Mes cils se figeaient, alourdis de minuscules diamants de glace. A un moment, j'eus le sentiment d'avoir perdu la bonne direction, de ne plus avoir le sens du haut et du bas. Oui, je rampais à l'horizontale, à l'intérieur de cette masse où il restait de moins en moins d'air. Ou, pis encore, je m'enfonçais dans sa profondeur. Cet instant de panique était presque inévitable pour celui qui se frayait un passage après une grande tempête. Mon cœur tressaillit. J'incurvai convulsivement l'angle de mon escalade vers le haut. Je remontais vers la lumière comme un poisson qui s'élance à contre-courant, dans une chute d'eau…

Avec un craquement sonore, ma tête cassait la fine couche de glace.

Ébloui, je m'étendais sur la surface lisse, étincelante. L'air ensoleillé sonnait de fraîcheur, j semblait être une matière tout autre que ce que j'avais respiré jusque-là. Le ciel ravivé par le redoux s'élançait en fuyant le regard. Le silence j de la taïga était si profond que tous les menus bruits se rassemblaient autour de moi, ne venant que de mes gestes – crissement de la neige sous mon coude, bruit de ma respiration avide, glissement sonore des plaques blanches qui se brisaient en tombant de ma chapka, du col de ma touloupe…

De Kajdaï on ne voyait que quelques taches sombres: les toits des maisons les plus élevées. Quelques tracés droits aussi: les trains ensevelis j dormant sur les voies. Je reconnaissais les rues d'après les colonnes blanches de fumée qui montaient des cheminées. Les minuscules points noirs étaient les habitants qui s'affairaient autour de ces colonnes, en aménageant les passages.

La maison que je venais de quitter se trouvait à l'écart du chef-lieu, à la limite de la taïga. Sa fumée semblait s'élever au milieu d'une plaine déserte. Et, sur une branche de bouleau noyé dans la neige, je vis une petite maisonnette servant d'abri aux oiseaux.

Je mis mes raquettes, m'approchai de cette cheminée solitaire. En m'inclinant vers sa bouche protégée par un bonnet en fer tout noir, je lançai un cri sonore. C'était la coutume. Le signe pour celui qui restait… J'entendis le grincement de la porte du poêle, puis un écho qui paraissait venir du fond de la terre. Une sorte de lent soupir se dissipant dans l'éblouissante clarté de cette journée d'après la tempête…

Je courais dans le va-et-vient alerte de mes raquettes, en traversant la vallée qui descendait vers l'Oleï. La taïga, à moitié éveillée, me suivait de loin. De grands sapins recouverts de neige gardaient dans leur ombre l'éclat d'un argent bleuté, transparent. Et leurs sommets scintillaient, saupoudrés de pépites d'or.

De temps en temps, je jetais un coup d'œil derrière moi. La colonne de fumée au milieu de la plaine indiquait toujours l'isba ensevelie, cette pièce enfouie sous la neige, la lumière vacillante d'une bougie, cet intérieur qui conservait l'obscurité du soir d'hier. Une soirée irréelle tout au fond du silence compact des neiges… La femme rousse!

Je restai un instant immobile. J'observais la plaine des mille cristaux, inondée de soleil, le ciel sans fond répandant sa fraîcheur bleue, l'ombre moirée de la taïga. Et, au loin, cette colonne de fumée, blanche, toute seule, au milieu… Soudain, avec une clarté insoutenable, je compris: je suis condamné et à cette beauté, et à la souffrance qu'elle recèle. La neige fondrait. Kajdaï redeviendrait une petite ville noire. Le Transsibérien la fuirait en rattrapant son retard. Et la prostituée rousse retournerait dans la salle d'attente. Il ne pouvait pas y avoir d'autre vie.

Pendant quelque temps, je suivis l'ample courbe de l'Oleï surplombée d'immenses dune de neige.

En passant près de trois cèdres légendaires ceux des pendus de la Guerre civile, je m'arrêtai stupéfait. Les grands clous rouillés que j'avais l'habitude de voir tout en haut, en renversant la tête, étaient, ce matin, à portée de main. Oui, ils étaient là, juste devant mes yeux. Je m'approchai et, enlevant mes moufles, je tâtai leur métal brun, rugueux. Un froid lent, accumulé durant de longues décennies, transperça mes doigts. Je retirai vite ma main. Je caressai les écailles rêches du tronc. Elles semblaient renfermer une chaleur assoupie, mais vivante. Et soudain, ce qui s'était passé autrefois au pied de ces arbres géants -cette mort atroce mais rapide – ne me parut plus aussi redoutable que ça. Un instant de douleur aiguë, et puis ce silence de l'air ensoleillé, cette vie secrète, sommeillante, en fusion parfaite avec la respiration de ce grand tronc, avec l'odeur âpre des grappes d'aiguilles, avec le scintillement de la résine gelée dans les cannelures de l'écorce. Cette vie sans pensée, sans souvenirs. Cet oubli.

Je serrai le gros clou, je pesai sur lui de tout mon poids. Les yeux mi-clos, j'essayai de pénétrer dans cette étroite zone qui me séparait du silence bienheureux du tronc…

Soudain, à travers mes paupières plissées, je les vis: deux points noirs suivaient la crête bleue des dunes de neige au-dessus de la rive. Bientôt, ils furent à la hauteur des trois cèdres. Ils dévalèrent la crête, traversèrent l'Oleï. Leurs minuscules silhouettes devenaient de plus en plus distinctes. Le premier avançait à grands pas, s'arrêtant parfois pour attendre le second. Je les reconnus. Et je fus frappé par leur aspect campagnard et naïf. Dans leur démarche, dans leurs touloupes, dans leurs visages que je voyais de mieux en mieux, il y avait quelque chose d'enfantin. Les oreillettes de leurs chapkas s'agitaient comme des oreilles de chien. Ils contournaient l'angle de la forêt et allaient dans quelques instants passer à côté de moi. J'eus envie de fuir. Me cacher au fond des sapins enneigés. Je savais que je ne pourrais plus jamais revenir dans leur vie…

Mais, déjà, le premier des skieurs, Samouraï, me remarquait. Le silence se brisait dans son cri rocailleux. Il se dirigeait vers moi.

Sourires, salutations, taquineries. Ils me donnaient des tapes amicales à l'épaule. Racontaient les dernières nouvelles du village… «Ce sont des enfants, prononçait en moi quelque voix profonde. De vrais enfants, insouciants et divinement légers.»

Je ne parvenais pas à concevoir que, hier matin encore, nous étions ensemble à l'école. Que, hier encore, j'étais comme eux.

– Tu as avalé ta langue, ou quoi? cria Samouraï en m'enfonçant la chapka jusqu'aux sourcils. Regarde-le, Outkine, ce n'est plus un don juan, mais un ours mal réveillé!

Les larmes me montaient aux yeux. J'aurais aimé hurler ma jalousie. Être de nouveau leur égal. Courir à travers la plaine, léger comme le vent, translucide comme cet air ensoleillé, frais comme le souffle de la taïga. Innocent!

Samouraï dut remarquer ma mine torturée. Il se détourna et, prenant son élan, lança sans me regarder:

– Allez! ne perdons pas de temps! Sinon, il n'y aura plus de places! Grouille-toi, l'ours au bois dormant!

Je les suivis machinalement, sans même me demander où nous allions.

Après une heure de course, je vis que Samouraï, en traçant une trajectoire oblique, s'éloignait de Kajdaï et prenait le cap sur un lointain nuage gris suspendu au-dessus de la taïga – sur la ville, sur Nerloug.

«Encore deux heures et demie de marche, pensai-je avec dépit. Pourquoi je cours derrière eux? Qu'est-ce que j'ai à chercher dans cette ville?»

Ils marchaient maintenant côte à côte, en bavardant. Tout était si lumineux, si serein dans le petit monde ensoleillé qui se déplaçait avec eux. Mon regard y pénétrait comme du fond d'un cachot. De temps en temps, Samouraï se retournait et me lançait d'un ton joyeux:

– Allez, ours, remue un peu tes grosses pattes!

Je ressentais envers eux non plus de la jalousie, mais une sorte de mépris haineux. Surtout envers Samouraï. Je me souvenais de ses longs discours dans les bains. Sur les femmes. Sur l'amour. Ses éternelles citations de cette vieille folle d'Olga. Comment disait-il déjà? «L'amour est une consonance.» Quel imbécile! L'amour, mon cher Samouraï, c'est une isba qui sent la fumée froide. Et l'horrible solitude de deux corps nus sous une ampoule d'un jaune violent. Et les genoux glacés de la prostituée rousse que j'ai frôlés en glissant, à la fin, de son ventre qui me secouait dans le creux moite du lit. Et les traits bavochés de son visage. Et ses seins lourds, étirés par tant de mains calleuses, aveugles, hâtives. Semblables aux mains de mon camioneur fantôme – couvertes de cicatrices, maculées de cambouis. Ah! Samouraï, si tu l'avais vu! Avant d'affronter le Tournant du Diable, il a freiné, a déboutonné son pantalon et tiré sur sa paume cette énorme chair gonflée, on aurait dit un gros morceau de viande crue, tiède, flasque. L'amour, tu parles!… Et tu seras comme lui, Samouraï, malgré ton cigare et les bobards que te raconte Olga. Tu n'y couperas pas! Ni moi, ni même Outkine. Et nous resterons dans ce chef-lieu où la bagarre éternelle finit seulement quand la lumière s'éteint sous les rafales de la tempête. Dans notre village où l'unique souvenir c'est la guerre d'il y a trente ans qui a transformé toute la vie en souvenir. Et cette gare où la seule femme qu'on puisse encore aimer attend le Transsibérien qui ne l'emmènera jamais nulle part. Ce monde ne nous lâchera pas… Vous riez tous les deux, en courant, là, dans votre petit rond-point de soleil. Mais moi, vous verrez, je sais comment me sauver. Je sais…