Nous revînmes à nous une centaine de mètres plus loin, déjà sur l'autre rive. Le chauffeur arrêta le moteur, sauta dans la neige. Son passager le suivit. La surface blanche de la rivière était incisée de deux traces noires qui, lentement, se remplissaient d'eau…
Dans le silence parfait, on n'entendait que le faible sifflement provenant du moteur. Le ciel avait un éclat tout neuf. Après, le chauffeur et le brigadier parleraient sans doute d'une chance folle. Ou encore de la vitesse du tracteur qui avait volé en touchant à peine le sol. Sans se l'avouer, ils penseraient aux ruines de l'église sur l'endroit le plus élevé de la berge. Et sans savoir le penser, ni le dire, ils songeraient à cette lointaine existence enfantine (la première dent!) qui, mystérieusement, aurait retenu le lourd engin sur la glace fragile…
Mais nous, nous préférions croire au simple miracle qui était désormais si naturel dans notre vie.
Au retour, tout me paraissait étrange dans notre isba. L'étrangeté des choses familières qui me dévisageaient avec curiosité et semblaient attendre mon premier geste. J'avais quitté cette pièce hier, au matin, en allant à l'école. Il y avait eu ensuite la bicoque d'aiguilleur, la salle d'attente de la gare, la tempête, la maison de la femme rousse, le pont, le camionneur… Je secouai la tête, pris d'un vertige tout particulier. Oui, et puis mon retour à travers la vallée enneigée, les clous rouillés des pendus…
La tante entra en apportant la grande bouilloire.
– J'ai fait des crêpes, mais il y en a qui sont brûlées, tu peux me les laisser, dit-elle de sa voix très ordinaire, en mettant sur la table une assiette avec une pile de crêpes dorées.
Perplexe, je regardais cette femme. Elle entrait dans la pièce, venant d'une tout autre époque. Celle d'avant la tempête… Soudain, je me souvins qu'il y avait eu encore la promenade ensoleillée au bord de la mer, le requin, le souterrain avec la belle enchaînée… Je me sentis chanceler. Sans rien expliquer à ma tante, je sortis de la pièce, je poussai la porte d'entrée.
Le soleil du soir somnolait derrière la ligne crénelée de la taïga, dans le piège invisible des miradors. Grâce au voile violacé du redoux, on pouvait contempler son disque cuivré sans plisser les yeux. Et ce disque, j'en étais sûr, oscillait légèrement au-dessus des barbelés…
Le lendemain, quand Samouraï frappa à notre porte et me dit avec un clin d'œiclass="underline" «On y va!», je ne pouvais pas me tromper sur le sens de sa proposition.
Nous accrochâmes nos raquettes, ramassâmes Outkine près de son isba et quittâmes Svetlaïa…
La ville se trouvait à trente-sept kilomètres par la route. A trente-deux si l'on y allait à travers la taïga. Huit heures de marche, plus deux arrêts pour pouvoir casser la croûte et surtout pour laisser souffler Outkine. Une journée entière de voyage. Au bout de laquelle: un coucher de soleil, et les brumes de la ville entre deux ailes de la taïga qui s'écartaient lentement. Et cette heure de plus en plus proche et qui devenait, chaque fois, encore plus magique: dix-huit heures trente. La séance du soir. Celle de Belmondo.
Les profondeurs de la taïga s'ouvraient et notre chemin neigeux nous portait déjà vers la promenade au bord de mer, au milieu de la foule bronzée des extraterrestres occidentaux…
Oui, nous avons peu compris la première fois. En plus, il y avait des choses dans ce film que nous pouvions difficilement concevoir. Le personnage de l'éditeur, par exemple. Ses rapports avec notre héros étaient pour nous un mystère absolu. Pourquoi Belmondo avait-il peur de cet homme bedonnant, inélégant et cachant sa calvitie sous une perruque? Quel ascendant pouvait-il exercer sur notre superman et de quel droit? Comment osait-il jeter négligemment le manuscrit que notre héros lui apportait dans son bureau?
Faute d'explication crédible nous concluions à la rivalité sexuelle. En effet, la belle voisine du héros devenait la cible des attaques répétées de l'immonde bureaucrate littéraire. La salle retenait son souffle quand celui-ci, bavant de concupiscence, dévorait de ses yeux fureteurs la gracieuse croupe de la jeune fille qui avait l'imprudence de se pencher un peu trop sur son bureau. Et puis, c'était bien lui qui se jetait sur la malheureuse en répandant ses baisers lippus sur son corps rendu sans défense par une perfide cigarette au contenu narcotique…
Bien des nuances dans ce film nous échap-paient. Mais grâce à notre flair de jeunes sau- vages de la taïga, nous percevions intuitivement ce que la vie des Occidentaux cachait à notre intelligence. Et nous étions décidés à revoir le film dix ou vingt fois s'il le fallait, mais à saisir tout! Tout, jusqu'à ce détail qui nous tortura pendant plusieurs jours: pourquoi la belle créature venue chez notre héros, qui se montrait un hôte éminemment hospitalier, oui, pourquoi refusait-elle de boire un verre de whisky?
9
Nous avons revu le film dix-sept fois. D'ailleurs, nous ne le voyions plus, nous y vivions. Entrés à tâtons sur la promenade ensoleillée, nous nous mîmes à explorer ce monde secret dans tous ses recoins les plus intimes. L'intrigue fut apprise par cœur. Nous pouvions désormais nous permettre d'examiner ses alentours et ses décors: un meuble dans l'appartement du héros – quelque petite armoire à l'usage inconnu, que le metteur en scène ne remarquait sans doute pas lui-même. Un tournant de la rue que l'opérateur avait cadré sans y attacher la moindre importance. Ou le reflet d'une matinée grise de printemps parisien sur la longue cuisse de la belle voisine endormie à demi nue près de la porte de notre héros. Oh, ce reflet! Il était devenu pour nous la huitième couleur de l'arc-en-ciel! La plus nécessaire à l'harmonie chromatique du monde.
Mais surtout Belmondo… Il rassemblait en lui tout ce jeu complexe d'aventures, de couleurs, d'étreintes passionnées, de rugissements, de sauts, de baisers, de vagues marines, de senteurs fauves, de fatalités déjouées. Il était la clef de cet univers magique, son pivot, son moteur. Son dieu…
Nous avons perçu la raison de son extrême mobilité. Oui, s'il vivait à ce rythme endiablé, s'engageant dans une nouvelle cascade sans avoir terminé la précédente, c'est qu'il voulait parvenir à l'omniprésence divine. Unir par son corps musclé et souple tous les éléments de l'univers. Devenir la matière même de leur fusion. Tel un vivant mixer, il brassait dans un enivrant cocktail les gerbes éblouissantes des flots, la pulpe sensuelle des corps féminins, les essoufflements amoureux, les cris guerriers, les langueurs tropicales, les biceps triomphants et une foule de personnages engendrés avec une fécondité titanesque de dieux païens: bons, méchants, falots, sensibles, maniaques, faux tendres, pervers, mythomanes…
Horloger céleste, il remontait le gigantesque; ressort de cet univers époustouflant, mettait en marche la course du soleil méridional et des étoiles langoureuses. Et ses poumons de boxeur insufflaient la vie dans chaque âme qui gravitait autour de lui. Le manège s'accélérait, les cas-cades se transformaient en un Niagara burlesque. Nous nous laissions emporter par ses flots.
Cependant, il arrivait à notre héros, en pleine fièvre amoureuse et guerrière, de s'arrêter tout à coup, de se choisir solitaire, triste, incompris. On aurait dit un dieu au milieu de sa création qui n'avait plus besoin de lui… Un instant après, il s'envolait déjà dans le ciel, accroché à quelque hélicoptère fougueux. Mais nous, tapis dans un recoin obscur de son univers, nous avions su deviner ce moment de mélancolie et de solitude…
L'exploration de l'Occident se poursuivait. Avec ses échecs et ses victoires. Un jour, nous avons enfin réussi à définir le rôle de l'éditeur. Il a été classé: c'était un méchant aux appétits sexuels sans aucun rapport avec son insignifiance physique et intellectuelle, quelqu'un qui parasitait la capacité humaine la plus noble, celle du rêve.
Cette découverte coïncida avec une autre, trois ou quatre séances plus tard. Nous perçâmes le mystère du dédoublement de Belmondo!
Le va-et-vient entre de luxueuses villas visitées par le célèbre espion et le modeste logis de l'écrivain, entre l'athlète au corps hâlé et l'esclave de la machine à écrire, plutôt dépressif et rongé par le tabagisme – cette alternance déconcertante finit par livrer son secret. Et c'est la belle espionne qui avait beaucoup facilité notre investigation.
Car elle aussi, elle était très ambiguë. Attachée au mur du souterrain, elle se débattait de façon très provocante. Sa robe en lambeaux était prête à déverser dans la paume lubrique de l'éditeur transfiguré un sein généreux. Ce superbe sein destiné à l'ablation sadique. Ses yeux d'émeraude, admirablement fendus, étaient ceux d'une antilope capturée. Son corps avait les courbes aérodynamiques de ce noble animal. Les cheveux abondants ruisselaient sur ses épaules nues. Le sadique, brandissant sa lame, s'approchait, et nous regrettions presque que les chaînes du héros aient cédé si vite. Encore un instant, et l'éditeur-bourreau aurait débarrassé le corps de la merveilleuse antilope d'inutiles lambeaux…
Oui, il nous fallut une dizaine de séances pour commencer à distinguer les traits de l'antilope sous l'apparence de cette étudiante assez pâle qui vivait dans le même immeuble que l'écrivain. Ce lointain prototype de la splendide espionne, cette pâle copie apparaissait dans un cadre très quotidien de journées parisiennes pluvieuses – une longue fille en jean, à la corpulence effacée, aplatie. Un gros pull camouflait toute ébauche de rondeurs, noyait toute esquisse de sensualité. Ses lunettes d'étudiante studieuse étouffaient les étincelles du regard. Et pourtant, c'était toujours elle, notre antilope à la croupe musclée et nerveuse, notre espionne dont la poitrine haletante s'arrondissait sous les lambeaux de la robe.
Oui, c'était elle. Mais quelle différence! Cette étudiante sous la pluie parisienne semblait un sosie avorté de l'antilope des nuits tropicales.
Et c'est en comparant cette réplique terne à l'original que nous avons entrevu le secret des fantasmes de l'homme occidental! Ou plutôt du mari occidental… La ravissante antilope, cet original doté de tous les avantages charnels, c'était sa maîtresse réelle ou rêvée. Et la copie débarrassée de tous les surplus sensuels, c'était son épouse…