Au moment du danger, l'enfant rejoint plus facilement l'animal qui n'est pas encore tout à fait assoupi en lui. C'est l'agilité de cet animal qui sauva Samouraï. Son corps exécuta une série de mouvements d'une rapidité inaccessible à la perception humaine. Ce n'étaient pas des gestes, mais plutôt une vibration fulgurante qui parcourut son corps de la tête aux pieds. Son bras rejetait la main qui le muselait à l'instant même où sa tête se redressait légèrement pour affaiblir la ression des doigts dans les yeux. Son pied brusquement relevé entrait dans le ventre de son agresseur. Son épaule touchait l'herbe en entraînant ce corps vibrant vers la rivière…
Il n'avait pu devenir tout à fait une jeune bête prise au piège. Au dernier moment quelque chose sembla craquer dans son dos. Une douleur poignante le transperça jusqu'à la nuque. Samouraï crut ne plus pouvoir faire un seul pas. Mais dès qu'il plongea dans l'eau, la douleur le quitta. Comme si le courant froid et souple avait tout remis en place dans son jeune corps torturé…
Il se retrouva sur la rive opposée. Il contempla la rivière avec stupéfaction. Jamais il n'avait tra-versé l'Oleï à la nage. Trop large, trop rapide. Il ne sentait pas son corps, ne pouvait distinguer sa respiration du souffle des cèdres. Sa tête mouillée résonnait en fondant dans le ciel lumineux. Et quelque part, au milieu de ce corps sans limites dissipé dans l'immensité de la taïga, on entendait la voix répétée et sonore d'un coucou…
Sur la rive opposée, Samouraï ne vit personne. Il attendit le soir pour y revenir. Il nagea, cette fois, en s'accrochant à un tronc d'arbre flottant. L'Oleï redevenait infranchissable. On n'avait pas touché à ses vêtements. Sur le sol piétiné traînaient quelques mégots…
C'est depuis ce jour-là que Samouraï eut 1a hantise de la force.
Autrefois, le monde était bon. Et simple. Comme la lumière tranquille de ces nuages blancs dans le ciel et leur reflet dans le miroir vivant de l'Oleï. Maintenant, il y avait cette matière visqueuse qui stagnait dans les pores sombres de la vie dissimulés par les mots, par 1es sourires, cette matière: la force. À tout moment elle pouvait vous envelopper, vous écraser contre le sol, vous casser en deux.
Samouraï se mit à détester les forts. Et pour pouvoir leur résister, il décida d'aguerrir son corps. Il voulut que l'agilité d'animal qui l'avait sauvé devienne toute naturelle…
Avant l'automne il sut traverser la rivière, aller et retour, sans se reposer. C'est lui qui eut l'idée de se jeter tout nu dans la neige en sortant des bains sous le ciel glacé. Au départ, ce n'était qu'un exercice guerrier… Il savait aussi qu'il fallait endurcir la tranche de la main. Comme faisaient les Japonais. Bientôt, il cassait de grosses branches sèches du premier coup. À treize ans, il avait la force d'un homme adulte. Il n'en avait pas encore l'endurance. Il arrivait souvent à l'école, le visage couvert de bleus, les osselets des doigts écorchés. Mais souriant. Il n'avait plus peur des forts.
Puis, un jour, il troqua une minuscule pépite d'or (nous en avions tous un certain nombre) contre une belle carte postale étrangère. On voyait sur son image lustrée une mer bleue, une avenue bordée de palmiers, des maisons blanches aux larges fenêtres. Il s'agissait de Cuba. Les journaux ne parlaient que de ce pays et de son peuple qui avait le courage de résister à la puissance des États-Unis. La haine des forts trouva son objet planétaire: Samouraï s'éprit de la petite île et détesta les Américains. Son attachement romantique s'incarna dans une figure féminine rêvée: une belle compagne d'armes, une jeune guerrière au charme créole, vêtue d'un treillis aux manches retroussées…
Mais cet amour, tout comme cette haine, venait trop tard. L'enthousiasme révolutionnaire était bien loin, et même dans notre fin fond sibérien on commençait à se moquer ouvertement de l'ancien ami barbu. Et de Samouraï dont la passion était connue de tout le monde. A l'école, les gars chantaient souvent à son intention des couplets très à la mode, sur l'air du chant des héroïques «barbudos» de Castro, mais les paroles étaient toutes différentes, trafiquées:
Samouraï leur jetait un regard méprisant. Il ignorait cette insolence des faibles: ces persifleurs savaient qu'il ne s'abaisserait pas à leur donner une correction… Mais au fond de lui-même, Samouraï se posait beaucoup de questions embarrassantes… Surtout depuis ce jour où le dernier coup bas lui fut porté par l'Histoire.
C'était après une leçon de géographie. Ce jour-là, le professeur parlait de l'Amérique centrale. Quand la sonnerie retentit et que la salle se vida, Samouraï s'approcha du bureau et retira de son sac la belle carte avec une vue de La Havane. La mer d'azur, les palmiers, les villas blanches, les promeneurs bronzés. Le professeur l'examina, puis, la retournant, lut la légende.
– Ah! mais bien sûr, c'était avant la révolution! constata-t-il. Je me disais aussi…
Il se tut, puis, rendant la carte à Samouraï, expliqua en détournant le regard:
– Tu sais, ils sont dans une situation éconono-mique assez difficile… Sans notre aide ça serait vraiment dur. Un ancien ami a travaillé là-bas comme coopérant. Il raconte que même les chaussettes sont rationnées, une paire par an à chacun… Enfin, c'est le blocus impérialiste, bien sûr, qui fait ça…
Samouraï fut bouleversé. Il fallait imaginer les audacieux «barbudos», mitraillette au poing, faire la queue pour obtenir une nouvelle paire de chaussettes!
Lorsque Belmondo arriva, Samouraï avait seize ans. Toutes les questions maudites éveillées par son amour trahi étaient en train de se transformer en une plaie qui l'empêchait de voir, de respirer, de sourire. Il était devenu fort, mais le mal qu'il se proposait de combattre se renouvelait comme les têtes de l'Hydre – avec l'arrivée d'une nouvelle équipe de bûcherons, avec une nouvelle bagarre d'ivrognes sur le perron du magasin de vins. C'est juste s'il était parvenu à conquérir une étroite zone de sécurité autour de sa propre personne. La vie ne changeait pas. Et la belle compagne d'armes, en pantalon kaki et en treillis aux manches retroussées, se faisait attendre. En plus, le blue-jean yankee, en faisant son apparition sur les jambes dodues d'un fils d'ap-paratchik local, fit des ravages dans les jeunes âmes sibériennes…
Fallait-il alors continuer de casser les branches avec la tranche de la main? Traverser la rivière en tenant au-dessus de la tête une barre de fer, réplique de la future mitraillette? Rabrouer les bûcherons ivres? Couper les têtes de l'Hydre, en dédoublant le mal? Vivre comme sur une île assiégée? Défendre les faibles qui vous jettent dans le dos leurs moqueries perfides? C'est alors que Samouraï rencontra Belmondo. Il vit ces exploits pour rien, cette lutte pour la lutte. Il découvrait que se battre pouvait être beau. Que le coup porté avait son élégance. Que le geste prévalait souvent sur le but de l'effort. Que c'était le panache qui comptait. Samouraï découvrait l'amère esthétique de la lutte désespérée contre le mal. Il y vit l'unique issue du labyrinthe de ses questions maudites. Oui, se battre en ne pensant qu'à la beauté du combat! Se lancer en cavalier seul dans la cascade guerrière. Et quitter le champ de bataille avant que les faibles reconnaissants viennent vous encenser ou vous reprocher quelques excès. Oui, se battre tout en sachant que la victoire serait de courte durée. Comme dans le film… L'éditeur, vaincu, ridiculisé, privé de sa perruque, s'installerait dans son bureau inaccessible, mais c'est la beauté de ces quelques instants finals qui serait la meilleure récompense pour le héros: enlaçant sa belle voisine reconquise, il jette du balcon les feuilles de son manuscrit à l'éditeur et à sa clique qui battent en retraite. Quelle folie, mais quel geste!
Une semaine après la première séance, Samouraï se battit contre deux camionneurs ivres dans la cantine d'ouvriers. Tout était respecté dans ce scénario de bagarre classique. Les criaillements stridents de la cantinière, le silence du troupeau humain saisi par la peur et par le réflexe du «cela ne me regarde pas». Et le jeune premier qui se lève du fond de la salle et s'approche des deux agresseurs. Les camionneurs étaient des nouveaux venus, ils ne savaient pas que la main de ce jeune homme cassait de grosses branches du premier coup. Deux ou trois sifflements de cette main-sabre suffirent pour les jeter dehors. Mais Samouraï ne pouvait plus se contenter d'un tel dénouement. Il revint dans la cantine et, sous les regards des clients figés devant leurs assiettes, il posa près de la caissière tapie derrière son comptoir un rouble froissé en disant:
– Ces malheureux ont oublié de payer leur soupe!
Et il sortit dans le vent glacé, accompagné d'une rumeur d'admiration…
Rentrant à la maison, il s'assit devant un miroir et se dévisagea longuement. Une boucle de cheveux sombres barrant le front, un nez légèrement écrasé – trace de quelque combat inégal -, des lèvres tendues dans un pli volontaire, une mâchoire inférieure lourde, habituée aux boulets des pesants poings d'hommes. Il lança un clin d'œil amical à celui qui le regardait dans le miroir. Il l'avait reconnu. Il s'était reconnu… Jamais notre fabuleux Occident ne lui avait paru aussi proche!
11
Le soleil se levait quand nous sortions de la taïga vers la vallée de l'Oleï. Comme si nous laissions la nuit au fond de ce royaume endormi des sapins, dans l'ombre argentée que traversait sur ses ailes le grand hibou cherchant un refuge pour la journée.