Mais, avant tout, ils étaient des aventuriers de ce néant brumeux. S'arrêter au bout de la terre, dans le crépuscule tiède du printemps, et laisser son regard s'envoler de ce bord ultime vers la pâleur timide des premières étoiles…
Après plusieurs mois, ils s'arrêtaient enfin, bien moins nombreux qu'au départ, sur cette extrémité de leur Eurasie natale. Là où la terre, le ciel et l'océan ne font qu'un… Et dans une yourte enfumée, au fond de la taïga encore hivernale, une femme au corps-serpent horriblement déformé se débattait en expulsant sur une peau d'ours un enfant extraordinairement grand. Il avait les yeux bridés comme sa mère, les pommettes saillantes comme tous ses congénères. Mais ses cheveux mouillés étincelaient. Eclat d'un or sombre.
Les gens se serraient autour de la jeune mère en contemplant silencieusement ce nouveau Sibérien.
Nous, de ce passé mythique, nous n'avions hérité qu'une lointaine légende. Un écho assourdi par la rumeur confuse des siècles. Dans notre imagination, les cosaques n'en finissaient pas de se frayer le passage au travers de la taïga vierge. Et une jeune fille yakoute, vêtue d'une courte pelisse de zibeline, fouillait toujours dans l'enchevêtrement des tiges et des branches en recherchant la fameuse Kharg-racine… N'est-ce pas un hasard si fut irrésistible le pouvoir des rêves, des chants et des légendes sur nos cœurs barbares? Notre vie elle-même devenait un rêve!
Cependant, de cette mémoire des siècles il ne restait de nos jours qu'un amoncellement de bois vermoulu sur les blocs de granit couverts de lichen. Ruines de l'église construite par les descendants des cosaques et dynamitée pendant la révolution. Ou encore, enfoncés dans les troncs d'énormes cèdres, des clous rouilles, gros comme un doigt d'homme. Les vieux du village n'en gardaient eux-mêmes qu'un souvenir bien vague: tantôt c'étaient les Blancs qui avaient atrocement exécuté quelques partisans en les faisant pendre à ces clous, tantôt c'étaient les Rouges qui avaient accompli la justice révolutionnaire… Les clous avec des bouts de corde putréfiés se sont hissés, depuis de longues années, à la hauteur de deux tailles humaines, suivant la vie lente et majestueuse des cèdres. Dans notre regard émerveillé, les Rouges et les Blancs qui s'adonnaient à cette pendaison cruelle avaient l'allure de géants…
Le village n'a rien su préserver de son passé. Dès le début du siècle, l'histoire, tel un redoutable balancier, s'est mis à balayer l'Empire par son va-et-vient titanesque. Les hommes partaient, les femmes s'habillaient de noir. Le balancier mesurait le temps: la guerre contre le Japon; la guerre contre l'Allemagne; la Révolution; la guerre civile… Et, de nouveau, mais dans l'ordre inversé: la guerre contre les Allemands; la guerre contre les Japonais. Et les hommes partaient, tantôt traversant les douze mille kilomètres de l'Empire pour remplir les tranchées à l'ouest, tantôt pour se perdre dans le néant brumeux de l'océan à l'est. Le balancier s'envolait vers l'ouest: les Blancs rejetaient les Rouges derrière l'Oural, derrière la Volga. Son poids revenait en balayant la Sibérie: les Rouges repoussaient les Blancs vers l'Extrême-Orient. On enfonçait des clous dans les troncs des cèdres, on dynamitait les églises comme pour aider le balancier à mieux effacer toute trace du passé.
Un jour, ce va-et-vient puissant a même projeté les hommes du village vers cet Occident fabuleux qui s'était démarqué jadis dédaigneusement de la Moscovie barbare. De la Volga, ils sont allés jusqu'à Berlin en dallant cette route de leurs cadavres. Là, à Berlin, cette horloge folle s'est arrêtée un instant – court moment de victoire, – et les survivants sont repartis à l'est: il fallait, en finir avec le Japon, à présent…
Du temps de notre enfance, le balancier semblait immobile. On aurait dit que son poids immense s'était embrouillé dans les innombrables rangs des barbelés tendus sur son parcours. Il y avait justement un camp à une vingtaine de kilomètres de notre village. À un endroit du chemin qui menait à la ville, la taïga s'écartait et on voyait dans le scintillement froid du brouillard les silhouettes des miradors. Et combien de ces pièges à travers l'Empire rencontrait dans son va-et-vient le balancier? Dieu seul le sait.
Le village, dépeuplé, ne comptait plus que deux dizaines d'isbas et semblait somnoler au voisinage de cette masse tassée de vies humaines. Ce camp – un point noir au milieu des neiges infinies…
L'enfant, pour construire son univers personnel, a besoin de peu de choses. Quelques repères naturels dont il perce facilement l'harmonie et qu'il dispose en un monde cohérent. C'est ainsi que, de lui-même, s'organisa le microcosme de nos jeunes années. Nous connaissions l'endroit dans un profond fourré de la taïga où un ruisseau naissait, sortant du miroir sombre d'une source souterraine. Ce ruisseau, Courant, ainsi que tout le monde l'appelait, contournait le village et se jetait dans la rivière, près de l'isba des bains abandonnée. Une rivière sinuant entre deux murs sombres de la taïga, large, profonde. Elle avait un nom propre, Oleï, entrait dans des jeux géographiques plus vastes marquant par son flux la direction nord-sud et rejoignait, loin du village, un immense fleuve: le fleuve Amour. Celui-ci était indiqué sur le globe poussiéreux qu'exhibait parfois notre vieux professeur de géographie. Et les habitations humaines se disposaient dans notre microcosme naïf toujours selon cette configuration à trois niveaux. Notre village, Svetlaïa, sur la rivière, un chef-lieu, Kajdaï, plus en aval, à dix kilomètres du village, et enfin, sur le grand fleuve, la seule vraie ville, Nerloug, avec son magasin où l'on pouvait acheter même de la limonade en bouteilles…
Le brassage du balancier a rendu la population du village très bigarrée, malgré la simplicité primitive de son existence. Il y avait parmi nous un ancien «koulak» exilé ici pendant la collectivisation en Ukraine dans les années trente; la famille de vieux-croyants Klestov qui vivaient dans un isolement féroce, parlant à peine avec les autres; un passeur de bac, le manchot Verbine, qui racontait toujours la même histoire à ses passagers: il était l'un des premiers à avoir marqué son nom sur les murs du Reichstag conquis; et c'est à ce moment d'extase victorieuse qu'un éclat d'obus perdu lui avait sectionné le bras droit – il n'avait marqué son nom qu'à moitié!
Le balancier a concassé aussi les familles. Il n'y en avait presque pas de complètes, à part celle des vieux-croyants. Mon ami Outkine vivait avec sa mère, seule. Tant qu'il était enfant et ne pouvait pas comprendre, elle lui racontait que son père avait été un pilote de guerre et qu'il avait péri en kamikaze, jetant son avion en flammes sur une colonne de chars allemands. Mais un jour, Outkine a deviné que, né douze ans après la guerre, il ne pouvait pas physiquement avoir un tel père. Meurtri, il l'a dit à sa mère. Celle-ci, en rougissant, expliqua qu'il s'agissait de la guerre de Corée… Ce n'étaient pas les guerres qui manquaient, heureusement.
Moi, je n'avais que ma tante… Le balancier dans son envol a dû écorcher le sol gelé de notre contrée en découvrant des rivières au sable d'or. Ou bien, c'est la dorure de son lourd disque qui a marqué cette terre rude… Et ma tante n'avait pas besoin d'inventer des exploits aériens. Mon père, géologue, avait suivi la trace dorée du balancier. Il devait espérer secrètement révéler quelque nouveau terrain aurifère pour le jour de ma naissance. Son corps n'a jamais été retrouvé. Et ma mère est morte en couches…
Quant à Samouraï qui avait à l'époque quinze ans, nous n'avions jamais bien compris, ni Outkine ni moi, qui était cette vieille au nez crochu dont l'isba lui servait de logis. Sa mère? Sa grand-mère? Il l'appelait toujours par son prénom et coupait court à toutes nos tentatives d'en apprendre davantage sur son compte.
Le balancier a suspendu ses envolées. Et la vie du village s'est limitée peu à peu à trois matières essentielles: le bois, l'or, l'ombre froide du camp. Nous n'imaginions même pas que notre avenir pourrait se déployer au-delà de ces trois éléments premiers. Il nous faudrait un jour, pensions-nous, rejoindre les hommes qui s'enfonçaient avec leurs tronçonneuses dentues dans la taïga. Certains de ces bûcherons étaient venus dans notre enfer de glace en recherchant «l'argent du Nord»: la prime qui doublait leurs maigres salaires. D'autres – prisonniers relâchés sous condition de bon travail et de conduite exemplaire – comptaient non pas les roubles, mais les jours… Ou, peut-être, serions-nous parmi ces chercheurs d'or que l'on voyait parfois entrer dans la cantine des ouvriers. Énormes chapkas de renard, courtes pelisses sanglées de larges ceintures, gigantesques bottes doublées de fourrure lisse, luisante. On disait que, parmi eux, il y en avait quelques-uns qui «volaient l'or à l'État». Oui, ils lavaient le sable dans les terrains inconnus et écoulaient les pépites sur un mystérieux «marché noir». Enfants, nous étions bien tentés par ce destin.
Il nous restait encore un choix: se figer là, dans l'ombre froide, en haut d'un mirador, en pointant une mitraillette vers les rangs des prisonniers alignés près de leurs baraques. Ou nous perdre nous-mêmes dans le grouillement humain des baraques…
Toutes les dernières nouvelles dans Svetlaïa tournaient autour de ces trois éléments: taïga, or, ombre. On apprenait qu'une brigade de bûcherons avait de nouveau dérangé un ours dans sa tanière et qu'ils s'étaient sauvés en s'entassant tous les six dans la cabine du tracteur. On parlait du poids record d'une pépite «grosse comme un poing». Et, en chuchotant, d'un nouvel évadé… Puis venait le temps des violentes bourrasques, et même ce mince filet d'information s'interrompait. On évoquait alors les nouvelles locales: un fil électrique qui avait cédé, des traces de loups découvertes près de la grange. Enfin, un jour, le village ne se réveillait pas…
Les habitants se levaient, préparaient le petit déjeuner. Et, tout à coup, ils surprenaient un étrange silence qui régnait autour de leur isba. Pas de crissement de pas dans la neige, pas de sifflement du vent sur les arêtes du toit, pas d'aboiements de chiens. Rien. Un silence cotonneux, opaque, absolu. Cet extérieur sourd distillait tous les bruits ménagers, d'habitude imperceptibles. On entendait les soupirs d'une bouilloire sur le poêle, le chuintement fin et régulier d'une ampoule. Nous écoutions, ma tante et moi, l'insondable profondeur de ce silence. Nous regardions l'horloge à poids. Le jour, normalement, aurait dû déjà naître. Le front contre la vitre, nous scrutions l'obscurité. La fenêtre était complètement obstruée par la neige. Alors, nous nous précipitions vers l'entrée et, devinant déjà l'inimaginable qui se répétait presque chaque hiver, nous ouvrions la porte…