Ma torture contemplative devenait insoutenable. Le sang battait à mes tempes et les paroles qui répondaient en écho ne voulaient rien dire, et pourtant disaient tout: «Occidentale! C'est une Occidentale… J'ai vu une Occidentale vivante!»
C'est alors que le train ralentit sa course et, s'engageant sur un interminable pont, avança pesamment sur des rails devenus plus sonores D'énormes croisillons d'acier se mirent à défiler derrière la fenêtre. Je me précipitai vers la porte de sortie, j'attrapai la poignée en la poussant avec force. La puissance du souffle et la profondeur de l'abîme noir sous mes pieds me repous sèrent en arrière.
Nous traversions le fleuve Amour.
La débâcle qui s'accomplissait dans son immensité noire était toute différente de cette marche des glaces symbolique qui accompagnait toujours dans les films de propagande «la prise de conscience révolutionnaire du peuple». Ces symboles-là nous dégoûtaient par leur stérilité clinquante: quelque intellectuel en dérive contemplait la Néva éventrée et décidait sur-le-champ de s'engager dans la révolution…
Non, l'Amour ne se souciait pas de la présence des contemplateurs. Il paraissait immobile, tant sa gestation nocturne était lente. On voyait une plaine de neige qui s'ouvrait comme de gigantesques paupières. La prunelle noire – l'eau – apparaissait, s'élargissait, devenant un autre ciel, un ciel renversé. C'était un dragon fabuleux qui s'éveillait, en se libérant lentement de son ancienne peau, de ses écailles de glace qu'il arrachait à son corps. Cette peau usée, poreuse, aux fissures verdâtres, formait des plis, se rompait, projetait ses fragments contre les piliers du pont. On entendait le bruit du choc puissant dont l'onde faisait vibrer les parois du wagon. Le dragon lâchait un long sifflement sourd, se frottant au granit des piliers, déchirait de ses griffes la neige lisse des rives. Et le vent apportait les brumes du Pacifique, vers lequel tendait la tête du dragon, et le souffle des steppes glacées où se perdait sa queue…
Revenant peu à peu à moi, je regardai l'Occidentale. Son profil me frappa par son calme parfait. Le spectacle, semblait-il, l'amusait. Pas davantage. Je l'observais et, presque physiquement, je sentais que son nimbe transparent était bien plus impénétrable que je ne l'avais cru. «C'est la débâcle sur le fleuve Amour», pouvait-on lire sur ses lèvres. Oui, cette nuit était nommée, comprise, prête à dire.
Et moi, je ne comprenais rien! Je ne comprenais pas où finissait le souffle titanesque du fleuve et où commençait ma respiration, ma vie. Je ne comprenais pas pourquoi ce reflet du genou d'une femme inconnue me torturait ainsi, et pourquoi pour ma bouche il avait le même goût que la brume gorgée d'odeurs marines. Je ne comprenais pas comment, ne sachant rien de cette femme, je pouvais ressentir si intensément la souplesse veloutée de ses cuisses, imaginer leur dorure douce sous mes doigts, sous ma joue, sous mes lèvres. Pourquoi il n'était pas tellement important de posséder ce corps, une fois le secret de sa chaleur dorée deviné. Et pourquoi répandre cette chaleur dans le souffle sauvage de la nuit m'apparaissait déjà comme une possession infiniment plus vivante…
Je ne comprenais rien. Mais, inconsciemment, je m'en réjouissais…
Les derniers piliers du pont défilèrent. L'Amour rejoignit la nuit. Le Transsibérien entrait dans le silence épais de la taïga.
Je vis la voyageuse nocturne écraser le reste de sa cigarette dans le cendrier fixé au mur… Sans. refermer la porte, je me mis à courir à travers les wagons.
Je savais que j'allais retrouver l'Orient, l'Asie et l'interminable conte du Chinois sans âge. Cette vie où tout était fortuit et fatal en même temps,; où la mort, la douleur étaient acceptées avec la résignation et l'indifférence de l'herbe des steppes. Où une louve apportait chaque nuit de la nourriture à ses six petits aux pattes embrouillées de fils de fer, et elle les regardait manger, et elle poussait parfois un long hurlement plaintif comme si elle devinait qu'on allait les abattre et que leur mort absurde précéderait de peu celle de leur assassin, cruelle et absurde, elle aussi. Et personne ne pourrait dire pourquoi ça se passait ainsi, et seule la saga monotone au fond d'un compartiment bondé pouvait rendre compte de cette absurdité…
Je traversai des couloirs vides et des couloirs où pendaient des pieds nus ou en chaussettes de laine, des wagons remplis de la respiration lourde et des gémissements des dormeurs, et des wagons bourdonnant d'interminables récits de guerre, de camps, de taïga – tous ces wagons qui nous séparaient de l'Occident.
En grimpant sur la planche étroite du porte-bagages, je me mis à chuchoter dans l'obscurité à l'intention de Samouraï étendu en face:
– L'Asie, Samouraï, l'Asie…
Un seul mot et tout est dit. Nous n'y pouvons rien. L'Asie nous tient par ses espaces infinis, par l'éternité de ses hivers et par cette saga interminable qu'un Chinois russifié et fou – ce qui revient au même – raconte toujours dans un coin obscur. Ce wagon bondé est l'Asie. Mais j'ai vu une femme… une femme! Samouraï… À l'autre bout du train. Au-delà des amas de sacs sales, de filets dégoulinants de poisson fondu, des centaines de corps ruminant leurs guerres et leurs camps. Cette femme, Samouraï, c'était l'Occident que Belmondo nous avait fait découvrir. Mais, tu sais, il a oublié de nous dire qu'il fallait choisir une fois pour toutes son wagon, qu'on ne pouvait pas être à la fois ici et là-bas. Le train est long, Samouraï. Et le wagon de l'Occidentale a déjà traversé l'Amour, quand nous nous enivrions encore de son souffle sauvage…
Oui, je lançais ces répliques désordonnées dans l'obscurité sans même savoir si Samouraï m'entendait. Je parlais de l'Occidentale, du reflet de son genou sous la patine transparente du bas que nous n'avions jamais vu sur des jambes de femme. Mais, plus je racontais, plus je sentais s'effacer la palpitante singularité de notre rencontre… Enfin, je me tus. Et ce n'est pas Samouraï, mais Outkine (nous étions étendus tête-bêche sur notre porte-bagages) qui demanda dans un chuchotement nerveux:
– Et nous, nous sommes où?
La voix de Samouraï lui répondit, comme sortant d'une longue réflexion nocturne:
– Nous, c'est le balancier. Entre les deux., La Russie est un balancier.
– C'est-à-dire n'importe quoi, bougonna Outkine. Ni l'un ni l'autre…
Samouraï soupira dans l'obscurité en se retournant sur le dos, puis murmura:
– Tu sais, Canardeau, être ni l'un ni l'autre, c'est déjà un destin…
Je me réveillai en sursaut. Outkine, dans son sommeil, m'avait poussé du pied. Samouraï dormait aussi, en laissant pendre son long bras dans le vide. «Asie… Occident»… tout cela était donc un rêve. Outkine et Samouraï ne savaient rien de ma rencontre. J'en ressentis un étrange soulagement: leur Occident restait intact. Et dans son coin, le Chinois marmonnait toujours:
– … Et ce voisin, en revenant de la guerre, en a épousé une autre, il a déjà trois grands enfants, et sa première femme, sa fiancée, il l'a oubliée depuis longtemps. Et elle, elle l'attend chaque soir sur la rive. Elle espère toujours qu'il va revenir… Depuis la guerre, elle l'attend… L'attend… L'attend…
Troisième partie
14
– La dernière fois, je suis allée à Paris en juin 1914… Mon père pensait que j'étais suffisamment grande pour monter à la tour Eiffel. J'avais onze ans…
C'est ainsi que ce soir d'avril, dans une isba noyée au milieu des congères, Olga commença son récit.
Après notre retour de voyage en Occident, c'est-à-dire en Extrême-Orient, Samouraï avait décidé que nous étions assez mûrs pour être initiés au secret de la vie d'Olga. Il nous en avait dévoilé le sens d'un ton bref, mais grave:
– Olga est une noble. Et elle a vu Paris…
Interloqués, ni Outkine ni moi ne parvenions à formuler la moindre question malgré la foule d'interrogations qui bourdonnaient dans nos têtes. La réalité d'un être qui avait vu Paris nous dépassait…
Nous écoutions Olga. Le samovar poussait ses légers sifflements et ses doux soupirs mélodieux. La neige tintait à la vitre. Olga avait coiffé ses cheveux gris en un joli vallonnement soutenu par un petit peigne d'argent. Elle portait une longue robe aux dentelles noires que nous n'avions encore jamais vue. Ses paroles étaient colorées d'une indulgence rêveuse qui semblait dire: «Je sais que vous me traitez de vieille folle, allez… Ma folie, c'est d'avoir vécu une époque dont vous n'imaginez même pas la richesse et la beauté. Ma folie est d'avoir vu Paris…»
Nous l'écoutions et, incrédules, nous découvrions cette époque où l'Occident avait été presque la porte d'à côté. Où l'on allait passer ses vacances! Mieux encore: pour grimper sur une tour!… Nous n'en revenions pas. L'Occident n'avait donc pas toujours été cette planète interdite, accessible seulement par le biais de la féerie du cinéma?
Non, cette planète était dans les souvenirs d'Olga une sorte de banlieue pittoresque de Saint-Pétersbourg. Et de cette banlieue était venue un jour dans leur famille une certaine demoiselle Verrière qui apprenait à la petite Olga une langue aux étranges «r», vibrants et sensuels…
– Je comprenais déjà suffisamment le français, nous confiait Olga, pour pouvoir déchiffrer les romans que ma sœur aînée lisait et qu'elle cachait dans sa table de nuit… C'est dans le train qui nous conduisait à Paris que j'ai réussi, pour la première fois, à mettre la main sur l'un de ces volumes interdits. Un jour, en sortant de notre compartiment ma sœur a oublié son livre sur la couchette. J'ai jeté un coup d'œil dans le couloir: elle était en train de bavarder avec Mlle Verrière. J'ai ouvert le livre et, tout de suite, je suis tombée sur une scène qui m'a fait oublier l'existence des autres et de moi-même…