– Tais-toi, canard! aboya soudain Samouraï.
Et, avec une rudesse haineuse, comme jamais il n'avait parlé à Outkine, il poursuivit:
– Prisonnier politique! Goulag! Tu parles! Le camp qu'on voit de Svetlaïa, c'est un camp normal, canard. Tu comprends: nor-mal! Et il y a là des hommes normaux, là-bas. Des mecs normaux qui ont juste volé quelque chose ou cassé la gueule à quelqu'un. Et ces mecs normaux jouent aux cartes après le boulot, normalement, écrivent des lettres ou roupillent. Et puis ces hommes normaux choisissent leur victime, d'habitude un jeune mec qui a perdu aux cartes. T'as perdu, tu dois payer. C'est normal, non? Et ces hommes normaux le baisent dans la bouche et dans le cul, à tour de rôle, toute la baraque, à la chaîne! Tant qu'au lieu d'une bouche, ce n'est plus que de la bouillie, et entre les jambes de la viande hachée… Et après ça, le pauvre type devient intouchable, il doit dormir près du seau des chiottes, il ne peut pas boire au robinet qu'utilisent les autres. Mais chacun peut le baiser à volonté. Et pour échapper à ça, une seule voie: se jeter sur les barbelés. Alors le soldat lui envoie un paquet de balles dans la tête. Direct au ciel… Celui-ci a dû fuir pendant les travaux…
Outkine émit un son étrange, entre un gémissement et une protestation.
– Tais-toi, je te dis! le rabroua de nouveau Samouraï. Tais-toi avec ton romantisme à la con! C'est ça la vie normale, tu l'as compris, oui ou non? Des mecs qui sortent après dix ans de cette vie et qui vivent parmi nous… Et nous sommes tous comme ça, à peu près. Cette vie normale, c'est la nôtre. Aucune bête ne vivrait ainsi…
– Mais Olga, mais Bel… Bel…, souffla tout à coup Outkine d'une voix torturée sans pouvoir continuer.
Samouraï ne dit rien. Il regarda autour de lui pour bien situer l'endroit. Puis il reprit la pique et fit signe à Outkine de le suivre… Ils n'allèrent pas à Nerloug ce jour-là. Ils manquèrent leur rendez-vous de dix-huit heures trente.
Plus tard assis dans les locaux enfumés de la milice à Kajdaï, ils passèrent un long moment à attendre qu'un employé se libère pour pouvoir les accompagner sur les lieux. Samouraï se taisait en hochant parfois la tête. Ses yeux fixaient les reflets de jours invisibles. Outkine, de biais, observait ces ombres fuyantes. Et il sentait que Samouraï allait bientôt s'éclaircir la voix et, d'un ton confus, lui demander pardon…
Assis sur l'appui de la fenêtre, Outkine me racontait la fin de l'époque Belmondo dans le pays de notre enfance… Sa voix avait une résonance si étrange dans le couloir vide de notre foyer! À travers son visage – celui d'un jeune homme, avec sa première moustache -, transparaissaient les traits de l'enfant blessé d'autrefois. Cet enfant qui attendait avec tant d'émotion le début de la vie d'adulte, en espérant connaître l'amour – comme les autres – malgré tout. Et moi, vivant déjà tranquillement ma routine amoureuse de jeune mâle insouciant, je perçus soudain l'infini désespoir que mon ami portait en lui. Son visage était limé, aurait-on dit, par l'indifférence des regards féminins. Par leur cécité, si naturelle, si impitoyable…
Outkine remarqua l'intensité de mon regard. Une ombre de sourire désabusé affleura ses lèvres. Il détourna la tête vers la vitre derrière laquelle pâlissait la nuit frileuse de Leningrad.
– Et quand on est revenus sur les lieux avec les types de la milice, continua-t-il, quand on a revu l'évadé accroché à sa branche, je n'avais plus peur. Pas de tristesse, pas de douleur non plus. J'ai honte de le dire, mais j'éprouvais… une sorte d'étrange joie. Oui… Je me disais – dans cette langue très profonde, tu sais, qui s'articule en nous sans mots – je me disais que si le monde est aussi atroce, il ne peut être ni vrai, ni surtout unique. Oui, je me disais qu'on ne peut pas le prendre au sérieux…
Observant les miliciens qui, aidés par Samouraï, essayaient d'arracher le mort à l'arbre, Outkine vivait une mystérieuse révélation. Ce jeune prisonnier dont les hommes, soufflant dans l'effort, tordaient les doigts glacés, marquait une limite. Tout comme le corps mutilé d'Outkine? La limite de la cruauté, de la douleur. Une frontière…
Le cadavre céda enfin. Les trois miliciens et Samouraï le portèrent vers la voiture tout-terrain garée à la lisière de la taïga. La chapka du prisonnier glissa de sa tête. C'est Outkine qui la ramassa. Il suivait les autres, en pointant à chaque pas son épaule droite vers le ciel, comme s'il voulait jeter un coup d'œil par-delà la frontière…
Nous passâmes toute une journée à traîner dans les rues humides de Leningrad. Nous entrions dans les musées, traversions la Néva. J'étais fier de montrer à Outkine l'unique ville occidentale de l'Empire. Mais ni lui, ni moi, n'avions vraiment la tête à faire une excursion. Même à l'Ermitage nous parlions d'autre chose. La nuit, Outkine m'avait transmis une trentaine de pages tapées à la machine – le fragment de son futur roman. «Dans la tradition de L'Archipel du Goulag» avait-il précisé… Je les portais main tenant sous ma veste, je me sentais un vrai dissident.
Oui, même au milieu du palais impérial, nous parlions, tout bas, des horreurs du régime. Nous critiquions tout. Nous le rejetions en bloc. Le Belmondo de notre adolescence et son Occident mythique se transformaient en un idéal de liberté, en un programme de combat. Nous voyions toujours le soleil embrouillé dans les barbelés, empalé sur les miradors. Il fallait le mettre en branle, ce gigantesque balancier! Il fallait libérer le temps, notre temps, ce malheureux otage de la dictature!
Notre chuchotement coléreux risquait à tout moment de fuser dans un cri. Grâce à Outkine ce fut chose faite.
– Moi, je n'ai rien à perdre, je me battrai même au camp!…
Je me mis à tousser pour étouffer l'écho de ses paroles sous les fastueux plafonds. La gardienne nous jeta un regard méfiant. Nous émergions de nos projets régicides. Devant nous, sous un baldaquin rouge, se dressait le trône impérial des Romanoff…
Quatrième partie
19
Il neige, ce soir, sur New York. Ou peut-être seulement sur Brighton Beach, cet archipel russe où le tournoiement blanc ravive tant de souvenirs et remplit de mélancolie les yeux de tous ces enfants de l'Empire défunt qui échouent ici en arrivant sur la terre promise.
Nous restons un long moment silencieux en marchant sur le quai, le long de l'océan. L'odeur du vent – tantôt une bouffée salée des vagues, tantôt la fraîcheur piquante des flocons – remplace facilement les paroles. L'âpreté froide de l'air nocturne évoque toute une enfilade de jours anciens qui nous parlent avec des accents profonds et graves.
– Je suis désolé, mais vraiment je ne pouvais pas venir avant! dis-je enfin pour essayer de me justifier.
– Mais non, je te comprends très bien! se hâte de me rassurer Outkine. Lorsque je l'ai vu, il respirait déjà difficilement et ne pouvait plus parler. Et pourtant, quand j'ai regardé dans ses yeux, j'ai eu le sentiment qu'il me reconnaissait… Non, non, je crois que même ici on n'aurait rien pu faire. Son corps avait été farci d'acier… Oui, je crois que Samouraï m'a reconnu.
– Il me montre une photo, un cliché aux couleurs vives, touristiques. Devant le tertre oblong de la tombe, Outkine, figé dans un garde-à-vous involontaire, cet Outkine de «vingt ans après», avec une barbiche à la Trostki et des yeux éperdus derrière ses lunettes. À côté de lui, une femme accroupie, vue de dos, et qui tasse la terre autour d'une plante aux grandes fleurs violines. Ses gestes très concrets la rendent étonnamment lointaine, étrangère à la gravité torturée du regard d'Outkine…
Tout se résumerait-il donc à ce monticule de terre fraîche, perdue quelque part sous le ciel de l'Amérique centrale…?
La salle du restaurant russe, toujours à moitié vide, est ce soir bien garnie. Pâque orthodoxe. On voit les chevelures grisonnantes et les fronts nobles de la première émigration, quelques visages maigres et mines aigries de la dernière vague, beaucoup d'Occidentaux venus goûter du charme slave aux chandelles. Les musiciens et la chanteuse ne sont pas là pour l'instant – l'entracte obligé séparant deux plats. Le répertoire suit le degré d'enivrement et, après la pause, viennent les chansons plus en rapport avec la quantité de vodka engloutie. Les conversations s'échauffent de plus en plus, leurs répliques s'entrecroisent en recouvrant lentement toutes les tables d'une rumeur confuse. Et le patron, le fameux Sacha, en chef d'orchestre expérimenté, dirige cette cacophonie en s'approchant tantôt des uns, tantôt des autres.
– Oh oui, monsieur le prince! Un tel chachlik à New York ne se fait plus que chez nous!… Après la mort du cuisinier du comte Chérémétiev… Oui, cher ami, ce vin vous fera oublier votre Moscou tombé aux mains des néobolcheviques… Bien sûr, madame, c'est une tradition purement russe qui le veut. D'ailleurs, vous verrez, avec ce punch un brin acide cela se marie à merveille…
Il nous installe à l'une des dernières tables libres. Je m'assois en tournant le dos à la salle. Outkine, en tendant sa jambe dans l'étroit passage entre les tables, se laisse tomber en face de moi. Le grand miroir derrière sa chaise me renvoie la profondeur bigarrée de la salle remplie des lueurs vivantes des chandelles. Sur les murs tendus de velours rouge, les «icônes» – coupures de revues illustrées collées sur des rectangles de contreplaqué et recouvertes de vernis. Dans un coin, sur une étagère, un samovar ventru.
Après le premier verre de vodka, Outkine fouille dans son grand sac de cuir, en retire un album coloré semblable aux livres pour enfants.
– Puisque ce soir nous en sommes aux aveux et aux désillusions…
J'ouvre l'album, en écartant mon verre. C'est une bande dessinée pour adultes. Assez «hard», à ce qu'il paraît.
– C'est ça, mes romans, Juan! Oui, tous les sujets sont à moi. Les situations, les dialogues, les légendes, tout… Impressionnant, hein?