– Je l'ai faite, hé-hé! cette petite Yakoute…
– Cette Mania, la caissière, tu te rappelles? Je l'ai faite…
Nous espérions au moins quelques détails: comment était-elle, cette jeune femme yakoute? Sous sa pelisse endurcie par le givre piquant, son corps devait paraître particulièrement chaleureux et lisse. Et ses cheveux devaient avoir l'odeur du cèdre brûlé. Et ses jambes fortes, un peu courbes, ses hanches musclées faisaient sans doute de son aine un véritable piège qui se refermait sur le corps de son amant… Nous attendions si fébrilement l'une de ces confidences! Mais les hommes se mettaient déjà à parler des mètres cubes de bois ou d'un tuyau qu'il fallait rallonger pour mieux débusquer les pépites… Nous avalions bruyamment les fruits ramollis de notre compote, brisions avec les lourdes poignées de nos couteaux les noyaux d'abricots. Et, en mastiquant leurs amandes, nous nous en allions dans le vent glacé, avec un goût amer sur les lèvres.
L'amour nous paraissait taillé dans le crépuscule gris d'un chef-lieu triste dont toutes les rues débouchent sur les terrains vagues couverts de sciure mouillée.
Et puis, un jour, il y eut cette rencontre en pleine taïga. C'était le même été où le pied mutilé d'Outkine avait déterré la racine d'amour. Je venais d'avoir quatorze ans, et je ne savais toujours pas si j'étais laid ou beau, ni si l'amour allait au-delà de «je l'ai faite»…
Au bord d'une rivière, par un chaud après-midi d'août, nous avons allumé un feu de bois. Débarrassés de nos vêtements, nous nous sommes jetés à l'eau. Malgré le soleil, elle était glacée. Quelques instants après, nous nous réchauffions déjà près du feu. Puis, de nouveau un plongeon, et vite la brûlante caresse des flammes. C'était l'unique moyen de passer toute la journée dans l'eau. Outkine – il ne se baignait jamais à cause de sa jambe – ravivait le feu, et nous, Samouraï et moi, tout nus, nous luttions contre le cours rapide de l'Oleï. Nous nous jetions vers le feu en claquant des dents, en nous esbroufant, mais sans jamais oublier d'apporter un peu d'eau dans le creux de nos paumes. Nous la lancions à Outkine pour lui faire partager notre plaisir. Lui, traînant sa jambe, essayait maladroitement d'éviter ces jets qui éclataient en l'air dans un fugitif arc-en-ciel. Les gouttes arrosaient le feu. Aux exclamations indignées d'Outkine se mêlait le sifflement rageur des flammes.
Ensuite venait l'instant de grand silence. Nos corps glacés s'imprégnaient peu à peu de la chaleur. La fumée nous enveloppait, chatouillait nos narines. Nous restions debout sans bouger, dans un engourdissement bienheureux de lézards au soleil. Dans la danse transparente des flammes. L'abondance du soleil caressant nos cheveux humides. La fraîcheur pénétrante du courant, son ruissellement mélodieux, assoupissant. Et, autour de nous, le calme infini de la taïga. Sa lente respiration, son immensité bleutée, dense et profonde…
Le ronflement du moteur a brisé notre bien-heureuse torpeur. Nous n'avons même pas eu le temps de ramasser nos vêtements. Une voiture tout-terrain a surgi sur la rive et, décrivant une courbe rapide, s'est arrêtée à quelques pas de notre feu de bois.
Avec Samouraï nous avons juste croisé les bras sur le bas du ventre et nous nous sommes figés, pris au dépourvu dans notre nudité alanguie.
La voiture était décapotée. Il y avait, outre le chauffeur, deux passagères, deux jeunes femmes. Quand la voiture s'immobilisa, l'une d'elles tendit au chauffeur une grande bouteille en plastique. L'homme poussa la portière et se dirigea vers la rivière.
Interdits, nous cachant le sexe, nous fixions les deux inconnues. Celles-ci se levèrent de leurs sièges et se hissèrent sur la capote rabattue. Comme pour mieux nous voir. De l'autre côté du feu, Outkine, assis par terre, attendait, avec un sourire malicieux, le dénouement de la scène, en se jetant des myrtilles dans la bouche.
Les deux jeunes femmes étaient, sans doute, tout comme leur compagnon, de jeunes géologues. Probablement des étudiantes venues faire un stage sur le terrain. Leur allure décontractée de citadines nous fascinait.
Elles nous dévisageaient sans trop de gêne devant notre nudité. Avec une curiosité qu'on a pour des fauves au zoo. Elles étaient blondes. Nos yeux, inhabitués à distinguer avec précision les visages féminins, les prenaient pour deux sœurs jumelles…
Enfin, l'une d'elles, celle qui avait un regard plus insistant, dit en souriant à sa collègue:
– Lui, le petit, on dirait un vrai ange…
Et, légèrement, elle la poussa de l'épaule en lui jetant un regard coquin.
L'autre me dévisagea, mais sans sourire. Je remarquai un discret frémissement de ses longs cils.
– Oui, un ange, mais avec de petites cornes, répliqua-t-elle avec un léger agacement, et, sans plus nous regarder, elle glissa sur son siège.
Le chauffeur revenait, la bouteille pleine à la main. La première blonde, avant de s'installer à son tour, continua à me regarder avec un sourire insistant. Et je sentis presque physiquement l'attouchement de ce regard sur mes lèvres, sur mes sourcils, sur ma poitrine… C'est à cet instant que les sœurs jumelles devinrent pour moi deux femmes totalement différentes. L'une, réservée, sensible, et qui avait en elle comme une corde intensément tendue, était une blonde fragile, semblable aux éclats de cristal que nous trouvions dans les rochers. L'autre, c'était de l'ambre, chaude, enveloppante, sensuelle. Les femmes aussi pouvaient donc être différentes!
Samouraï me tira de mon oubli en me versant dans le dos de longs jets froids. Il était déjà dans l'eau.
– Outkine! cria-t-il. Pousse-le dans la flotte! Je vais noyer ce Don Juan à poil!
– Qui? demandai-je, en prenant ce nom pour quelque juron qui m'était inconnu.
Mais Samouraï ne répondit pas. Il nageait déjà vers la rive opposée… Nous entendions souvent dans sa bouche ces mots étranges. Ils faisaient certainement partie du mystère d'Olga.
Outikine, au lieu de me pousser, s'approcha et bougonna d'une voix terne, cassée:
– Mais vas-y, nage! Qu'est-ce que tu attends?
Il leva ses yeux vers moi. Et, pour la première fois, j'aperçus cet éclat douloureux, interrogateur: la tentative de percer le sens de la mosaïque de la beauté… Puis, se détournant, il se mit à jeter dans le feu de nouvelles branches.
Sur le chemin du retour, je remarquai que même Samouraï avait été impressionné par la rencontre près du feu de bois. Il cherchait un prétexte pour reparler des deux inconnues.
– Elles doivent être à la fac, à Novossibirsk, déclara-t-il, ne trouvant pas de meilleure amorce.
Novossibirsk, capitale de la Sibérie, était pour nous presque aussi irréelle que la Crimée. Tout ce qui se situait à l'ouest du Baïkal évoquait déjà l'Occident.
Samouraï se tut, puis, me regardant avec une désinvolture très canaille, jeta:
– Je parie qu'il les fait chaque jour, ces deux-là, le chauffeur!
– Bien sûr qu'il les fait, dis-je, me hâtant de partager son avis et son ton d'homme qui sait.
Cet échange de répliques s'arrêta là. Nous sentîmes quelque chose de profondément faux dans nos paroles. Il aurait fallu le dire autrement. Mais comment? Parler de la corde tendue, du cristal, de l'ambre? Samouraï m'aurait certainement pris pour un fou…
Outkine nous rattrapa seulement près du bac. Dans la taïga, comme toujours, il tramait son pied à une centaine de mètres derrière nous. Mais, cette fois, nous n'entendions pas ses habituels appels. C'étaient nous qui, inquiets, essayions de temps à autre de distinguer sa silhouette au milieu des troncs sombres en hélant:
– Outkine! Les loups t'ont pas encore bouffé? A-ouh!
Le bac sur l'Oleï – grand radeau en rondins noircis – effectuait en été la navette, trois fois par jour. La rive gauche, c'étaient nous, Svetlaïa, l'Est. La rive droite, Nerloug avec ses maisons en briques et le cinéma L'Octobre rouge. Bref, la ville plus ou moins civilisée, antichambre de l'Occident…
Les occupants du bac, pour la plupart, revenaient de la ville. Dans leurs filets s'entassaient des paquets en papier avec des victuailles introuvables dans le village.
Le passeur manchot, Verbine, empoigna une grande palette en bois avec une fente spéciale et se mit à tirer sur le câble d'acier en le coinçant adroitement. Le câble passant par les anneaux en fer sur la rampe du bac nous guidait vers la rive opposée. Samouraï prit la palette de réserve pour aider le passeur.
J'étais assis sur les planches qui recouvraient le radeau, j'écoutais le doux clapotis de l'eau, et, distraitement, je regardais le village s'approcher, avec ses isbas basses entourées de jardins, le lacis des sentiers et des haies, la fumée bleue qui sortait d'une cheminée.
Le soleil se couchait au-dessus de la rive droite, du côté de la ville, du lointain Baïkal, du côté de l'Occident. Et notre village était tout inondé par sa lumière cuivrée.
Quand nous fûmes au milieu de la rivière, Outkine me poussa du coude en m'indiquant quelque chose au loin d'un mouvement brusque du menton.
Je suivis son regard. Sur la rive où nous allions accoster, je vis une silhouette féminine. Je la reconnus facilement. Une femme se tenait au bord de l'eau et, la main en visière, elle regardait le bac qui glissait lentement dans la coulée orange du soleil bas.
C'était Véra. Elle vivait dans une petite isba à la sortie du village. Tout le monde la disait folle. Nous savions qu'elle resterait comme ça jusqu'à ce que tous les passagers soient descendus sur la berge et soient remontés vers le village. Alors, elle s'approcherait du passeur et lui poserait une question à voix basse. Personne ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce que Verbine lui répondait.
Depuis des années et des années, elle descendait sur la rive et attendait quelqu'un qui ne pouvait venir qu'en été, que le soir, que dans la lenteur somnambulique de ce vieux bac noirci par le temps. Elle regardait, sûre de pouvoir distinguer, un jour, dans la foule endimanchée, son visage…
Quand le bac fut tout près du bord, Samouraï abandonna sa palette et vint nous rejoindre. Comme nous, il regarda la femme qui attendait l'arrivée du bac.