– Ça, elle a dû l'aimer! dit-il en secouant la tête avec conviction.
Nous sautâmes sur le sable les premiers. Et, en passant près de Véra, nous vîmes dans ses yeux sombres mourir l'espoir de ce jour…
Le soleil, échoué sur la taïga de la rive occidentale, ressemblait au disque doré du balancier immobile. Le temps s'était arrêté. Les envolées d'autrefois s'étaient rétrécies jusqu'aux aller et retour du vieux bac guidé par un câble rouillé…
Arrivé dans l'isba, je retirai de la commode de ma tante une glace au cadre ovale et m'y contemplai en profitant de la lumière pâle du crépuscule d'été. Cette contemplation, je le savais, était indigne d'un vrai homme. Je n'osais pas imaginer toutes les moqueries de Samouraï et d'Outkine, si par hasard j'étais surpris par eux à cette occupation de dames. Mais les paroles des deux blondes résonnaient encore à mes oreilles: «Un ange… Mais avec de petites cornes.» Bien des secrets remplissaient cet ovale terne qui s'éteignait lentement. Les traits qu'il reflétait pouvaient donc être aimés. Et rendre folle une femme… Et l'amener pendant de longues années sur la rive, dans un espoir impossible…
Une étrange confirmation de mes premières intuitions amoureuses m'était parvenue le jour de l'anniversaire de la Révolution.
Ma tante invita trois de ses meilleures amies, dont deux étaient aiguilleurs de chemin de fer, comme elle, et la troisième vendeuse au magasin d'alimentation de Kajdaï. Femmes seules, elles aussi.
Il y avait, sur la table, dans un grand plat de faïence, un bloc de porc en gelée qui ressemblait à un cube de glace grisâtre et luisant; de la choucroute froide assaisonnée d'huile et agrémentée de canneberge; des cornichons, bien sûr; du stroganina, ce poisson gelé et coupé en tranches transparentes et qu'on mange cru; des pommes de terre à la crème fraîche; des boulettes de bœuf grillées dans le poêle. Et la vodka qu'on mélangeait au sirop d'airelle.
La vendeuse avait apporté des galettes, des petits biscuits, des chocolats qu'on ne trouvait que dans sa réserve personnelle.
Les femmes ont bu; dans leurs voix adoucies on entendait comme le tintement des glaces qui se brisaient, fondaient. Vive la Révolution! Malgré ses rivières de sang, elle a donné naissance à ce fugitif instant de bonheur… Ne pensons pas au reste! C'est trop dur, n'y pensons plus! Au moins ce soir… Cela ne fera pas revenir ces chers visages, et cette poignée de jours heureux, et ces baisers qui sentaient la première neige, ou bien la dernière, on ne se rappelle plus. Ni ces yeux dans lesquels on voyait passer les nuages qui glissaient vers le Baïkal, vers l'Oural, vers Moscou assiégé. Ils sont partis à la poursuite de ces nuages, les ont rattrapés aux murs de Moscou, dans les champs glacés éventrés par les chars. Et ils les ont immobilisés dans leurs yeux grands ouverts, fixant pour toujours leur course légère vers l'ouest. Couchés dans une ornière gelée, le visage renversé dans le ciel noir.
Mais n'en parlons pas… La première neige, la dernière neige… Attends, Tania, je vais te donner ce morceau-là, il est moins grillé… Deux lettres j'ai reçu de lui, et puis… Ne pensons pas à ça… Deux lettres en deux ans… N'y pensons pas…
Perché sur la large surface tiède du grand poêle en pierre où étaient entassées les vieilles bottes de feutre, une couverture de laine et deux oreillers flasques, je somnolais. Je connaissais par cœur leurs conversations qui dérapaient toujours sur ce passé de guerre. Elles essayaient d'y échapper et se mettaient à évoquer les dernières nouvelles du village. Il paraît, disaient-elles, que la directrice, on l'a vue de nouveau avec… comment il s'appelle déjà?…
La chanson venait et les sauvait des nuages figés dans les yeux de leurs amoureux éphémères et des potins vieux de plusieurs années. Leurs voix s'éclaircissaient, s'élevaient. Et j'étais toujours surpris de voir à quel point ces femmes, ces ombres d'une autre époque, pouvaient être tout à coup graves et lointaines… Elles chantaient et, à travers mon sommeil voilé, j'imaginais ce cavalier qui luttait contre une tempête de neige et sa belle qui l'attendait devant la fenêtre noire. Et puis cette autre amoureuse qui implorait les oies sauvages de porter sa parole au bien-aimé parti «derrière la steppe, derrière la mer bleue». Et je me mettais à rêver à tout ce qui pouvait se cacher derrière cette mer bleue surgie subitement dans notre isba enneigée…
Ma tante vérifiait toujours si j'étais endormi avant de commencer à parler des frasques illusoires de la directrice. «Mitia! m'appelait-elle, en tournant la tête vers le poêle. Tu dors?» Je ne répondais pas. Et pour cause. Je ne voulais surtout pas rater le récit des nouvelles aventures de l'unique femme reconnue susceptible d'en avoir. Je restais muet. J'écoutais.
Cette fois, j'entendis de nouveau la question de ma tante. Et puis son soupir.
– Et voilà encore un souci, comme si j'en avais vraiment besoin, dit-elle à voix basse. Les filles vont bientôt s'accrocher à lui comme des bardanes à la queue d'un chien. Je le vois déjà venir…
– Ça, c'est sûr, confirma la vendeuse. Beau comme il est, tu auras, Petrovna, des fiancées à ne plus savoir qu'en faire…
– Oui, elles vont vite te le gâter, ton Dimitri, intervint une autre amie.
Je me relevai sur un coude, écoutant avec avidité. Me gâter! J'espérais tellement un mode d'emploi de cette terrible activité que je devinais intensément voluptueuse. Mais déjà elles parlaient d'une bonne recette de champignons salés…
Et moi, je sentis que même cet oreiller flasque sous ma joue renfermait dans la tiédeur de son duvet une étrange concupiscence déguisée. La promesse de quelque nuit fabuleuse dont les heures, l'obscurité, l'air même auraient la consistance de la chair et le goût du désir. Je me voyais au bord de l'Oleï. Debout, tout nu devant un feu de bois. Le corps transpercé de la fraîcheur glacée de l'eau. Et l'une des inconnues blondes – cristal ou ambre, je ne savais plus – se tenait de l'autre côté des flammes, nue elle aussi. Et elle me souriait, baignant dans le soleil, dans l'odeur dense de la résine de cèdre, dans l'insondable silence de la taïga. Je me plongeais de plus en plus profondément dans cet instant. Je tendais la main par-dessus le feu pour toucher celle de l'inconnue… La rive devenait tout à coup blanche, le silence de la taïga – hivernal. Et le tournoiement lent des flocons enveloppait nos corps dans une lumière de soleil tamisée.
4
Nous avons pris l'habitude, cet hiver-là, d'aller aux bains ensemble, Samouraï et moi…
Malgré ses allures de caïd villageois, il était un être assez sensible. L'attitude des deux blondes, lors de notre baignade en été, ne lui avait pas échappé. C'est depuis cette rencontre qu'il s'était mis à me traiter comme son égal. Moi qui n'avais que quatorze ans à l'époque! Et lui, il allait en avoir seize. Différence qui me paraissait infinie.
Outkine ne nous suivait jamais et se lavait dans des bains plus proches de son isba. Il avait peur de refroidir sa jambe.
Les bains où nous nous rendions chaque dimanche ne se distinguaient en rien des autres. La même petite isba divisée en deux parties inégales. Une étroite entrée où nous laissions nos vêtements et nos bottes de feutre, puis une pièce carrée avec un banc le long du mur et un grand poêle qui chauffait un énorme récipient en fonte. Nous le remplissions avec de l'eau du Courant Tout autour de ce bassin s'élevait un grand tas de cailloux qui devenait vite brûlant et qu'il fallait arroser pour que la pièce se noie dans une vapeur chaude. Il y avait enfin une sorte de petite mezzanine faite de deux planches de bois sur laquelle on s'étendait à tour de rôle pendant que l'autre vous fouettait le dos à l'aide d'un bouquet de fines branches de bouleau trempé dans l'eau frémissante. Ces bouquets séchaient depuis l'été sous le plafond, dans l'entrée. C'étaient leurs feuilles qui, gonflées par l'eau brûlante, embaumaient toute la pièce de leur senteur pénétrante.
Oui, c'étaient des bains pareils aux autres. Sauf qu'ils se trouvaient non pas au fond d'un potager, mais à l'écart du village, sur la rive, à l'endroit où le Courant se jetait dans l'Oleï. L'isba était depuis des années abandonnée. Nous avions nettoyé le grand bassin en fonte, avions fait provision de bouquets de bouleau, réparé la porte affaissée. Devenu notre quartier général du dimanche, ce bain semblait préparer, par l'alchimie de ses vapeurs, l'étonnante transmutation de nos corps…
Le froid, ce soir, était tel qu'en arrivant nous ne sentions plus nos doigts gourds.
– Moins quarante-huit! cria joyeusement Samouraï en dévalant le raidillon de glace qui menait vers nos bains. J'ai regardé en partant…
– La nuit, ça va descendre à moins cinquante, c'est sûr, renchéris-je en comprenant bien son allégresse.
Les étoiles scintillaient avec une fragilité frileuse, piquante. La neige s'envolait sous nos pas dans un chuchotement sec, sonore.
Nous poussâmes la porte prise par le gel de toutes nos forces. Elle céda avec un crissement cassant comme si on avait brisé une vitre. Nous allumâmes une bougie collée au fond d'une boîte de conserve. Autour de sa flamme hésitante brilla un halo irisé. Accroupi, Samouraï commença à charger le poêle; moi, j'arrachai l'écorce du bouleau nécessaire pour les premières flammes.
Peu à peu, l'intérieur glacé de la pièce obscure revenait à la vie. Ses murs sombres en rondins devenaient tièdes. Au-dessus du bassin montait un fin voile de vapeur.
Samouraï puisait une louche et aspergeait les cailloux. Un sifflement coléreux était un bon signe. Nous allâmes nous déshabiller dans l'entrée qui paraissait maintenant glaciale…
Le vrai bain doit ressembler à l'enfer. Les flammes percent à travers la petite porte du poêle. Les cailloux arrosés de plus en plus abondamment sifflent comme mille serpents. Les planches deviennent glissantes. Les gestes, dans l'obscurité, se font maladroits. Quant aux bouquets de bouleau, c'est un véritable supplice! Mais aussi un plaisir intense. D'abord, c'est mon tour. Je m'allonge sur les planches étroites de la mezzanine, et Samouraï se met à me fouetter avec rage. Il trempe son bouquet dans l'eau bouillante et l'abat sur mon dos. Je hurle de douleur et de joie. Les branches fines et souples semblent pénétrer entre mes côtes. Mon esprit s'obscurcit. La vapeur est de plus en plus ardente. Samouraï, avec une jouissance satanique, continue à cribler mon dos de pointes cuisantes. Et il n'oublie pas de temps en temps de renverser une louche sur les cailloux brûlants. Le nouveau nuage de vapeur dissimule pour quelques instants mon tortionnaire…