— Et ton frère… ne serait pas coupé des siens comme il l’est actuellement…
— Évidemment. Mais au lieu de réfléchir, on commence par rigoler.
Quantrell avait l’air désolé.
— Excuse-moi. J’ai bien l’impression que, cette fois, j’ai pas mis toute la gomme de mes turbines à comprenette ! Mais, dis-moi, ton hyperpropulsion, là, elle ferait table rase de tout ce système des Enclaves, non ?
— Mais bien sûr ! Quand nous rentrerions d’un voyage dans l’espace, nous pourrions parfaitement participer à la vie de tous les jours, au lieu de rester cloîtrés ici, comme dans des réserves.
Alan leva les yeux vers les tours de la cité terrienne ; elles avaient beau être juste sur l’autre rive, elles représentaient l’inaccessible. Là-bas, quelque part, se trouvait Steve. Et peut-être aussi quelqu’un à qui il pourrait parler de l’hyperpropulsion, quelqu’un d’influent qui saurait déclencher les recherches nécessaires.
Il avait l’impression que la cité l’appelait, d’une voix à laquelle il était difficile de résister. Il étouffa férocement en la repoussant au plus profond de lui-même la petite voix intérieure qui tentait d’élever des objections. Il fit volte-face, pour contempler les sinistres bâtiments délabrés de l’Enclave.
Enfin, il regarda Quantrell droit dans les yeux.
— Tu m’as bien dit que cela fait longtemps que tu désires plaquer tout ça, n’est-ce pas ? Tu désires réellement quitter l’Enclave, hein, Kevin ?
— Oui, répondit lentement Quantrell.
Alan sentait les premiers coups de boutoir de l’émotion lui labourer sauvagement le creux de l’estomac.
— Ça te dirait qu’on se tire là-bas ensemble, toi et moi ? Qu’on aille enfin la voir, cette ville de la Terre !
— Tu veux dire… abandonner nos vaisseaux ?
Les mots nus, alignés comme ça, dans toute leur brutalité, semblaient plus cuisants qu’une brûlure.
— Non ! répondit Alan revoyant le visage de son père se pétrifier à l’annonce de la désertion de Steve. Je parle juste d’aller y faire un tour pour un jour ou deux, une sorte de visite touristique pour changer d’air, quoi… Le décollage du Valhalla n’est prévu que dans cinq jours, et tu m’as dit que le Teafortwo est immobilisé à terre jusqu’à perpète… On pourrait y aller juste un jour ou deux, rien que pour voir à quoi ça ressemble…
Quantrell resta coi un long moment.
— Rien qu’un jour ou deux, hein ? finit-il par demander.
On aurait dit qu’il cherchait à se persuader lui-même.
— On sortirait juste pour faire un tour, pour voir à quoi ça ressemble, hein ?
Il retomba dans le silence. Alan remarqua un petit filet de sueur qui avait surgi sur sa joue. Lui-même se sentait étrangement calme, un peu à son propre étonnement.
Enfin Quantrell sourit, et son visage tanné retrouva son expression confiante.
— Ça me va ! On y va !
Mais lorsqu’Alan retourna à sa chambre pour y prendre Ratt’, celui-ci persifla :
— Tu n’es pas sérieux, Alan ! Tu ne vas pas aller réellement dans cette ville tout de même !
Alan hocha la tête affirmativement et fit signe au petit extraterrestre de regagner son perchoir habituel.
— Tu oses prendre mes paroles pour du vent, Ratt’ ? demanda-t-il, sur un ton de grandiloquence malicieuse. Quand je dis que je vais faire quelque chose, je le fais !
Il referma sa veste d’un geste vif et, d’une chiquenaude, actionna l’interrupteur qui commandait les archaïques panneaux fluorescents.
— Mais tu peux rester là si tu veux, tu sais !
— Oh ! non, non non ! J’arrive !
Il bondit sur l’épaule d’Alan où il se cramponna fermement.
Kevin Quantrell les attendait à la porte de l’immeuble. Comme Alan en sortait, Ratt’ l’interrogea :
— Juste une question, Alan.
— Vas-y.
— Bon, sérieusement, cette fois : tu comptes revenir ou bien… tu pars, comme Steve ?
— Je pensais que tu me connaissais mieux que ça ! J’ai de multiples raisons pour aller là-bas. Mais ce ne sont pas les mêmes que Steve.
— J’espère !
Quantrell marcha à leur rencontre et Alan crut déceler une nuance de craintive irrésolution dans son large sourire. Il semblait inquiet. Alan se demanda s’il avait la même allure.
— Prêts ? fit Quantrell.
— Plus que jamais. Allons-y !
Il balaya les alentours du regard pour voir si personne de sa connaissance ne les observait. Il n’y avait pas âme qui vive. Quantrell démarra et Alan lui emboîta le pas.
— J’espère que tu sais où tu vas, fit-il, parce que moi pas !
Du geste, Kevin désigna le bas de la rue.
— Il faut descendre jusqu’au bout de la rue, tourner à droite dans Carhill Boulevard et continuer tout droit dans l’avenue principale jusqu’au pont. La cité terrienne est juste de l’autre côté de la rivière.
— On n’a pas intérêt à se tromper.
C’est d’un pas vif et alerte qu’ils traversèrent l’Enclave endormie, parcourant rapidement les vieilles rues sales et poussiéreuses. Ils arrivèrent enfin au bout de l’artère et tournèrent le coin de Carhill Boulevard.
Ce qu’Alan aperçut en premier, fut la courbe majestueuse du pont qui semblait suspendue dans les airs. Puis, il vit la cité, fantastique empilement de métal et de maçonnerie qui semblait s’élancer jusqu’à toucher le ciel même et bouchait complètement la vue.
Alan pointa le doigt vers l’entrée du pont.
— C’est là que nous traversons, c’est ça ?
Mais Quantrell était resté en arrière. Figé sur place, bouche bée, il fixait la ville colossale devant eux.
— Nous y voilà, prononça-t-il doucement.
— Sûr ! Bon, allez ! Hein ?
Alan se sentait dévoré d’impatience et il commença à se diriger vers le pont.
Mais au bout de trois ou quatre pas, il réalisa que Quantrell ne le suivait pas. Il fit volte-face, pour constater que l’autre Spacio semblait enraciné, toujours au même endroit, les yeux écarquillés, perdus dans la vaste cité, comme sous l’effet d’un hypnogène.
— C’est grand, murmura Quantrell. Trop grand !
— Kevin ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Laisse-le donc, souffla Ratt’. J’ai comme dans l’idée qu’il ne viendra pas avec nous.
Alan, ébahi, observait Quantrell qui hésitait, faisait deux pas à reculons, hésitait encore, puis s’éloignait d’un troisième. Sur son visage, se dessinait une expression étrange, celle d’un homme pétrifié, foudroyé.
Puis il s’ébroua et secoua la tête.
— On… on ne traverse pas vraiment… hein, Donnell ? (Et il partit d’un petit rire nerveux, fragile.)
— Bien sûr que si, on traverse !
Alan regardait tout autour d’eux nerveusement, espérant que personne du Valhalla ne les avait remarqués pendant ce long intermède. Interloqué par la soudaine indécision de Quantrell après son air bravache de tout à l’heure, Alan fit lentement quelques pas incertains en direction du pont, les yeux braqués sur son copain.
— Je ne peux pas y aller avec toi…, parvint finalement à dire Kevin.
Son visage empourpré trahissait une grande tension intérieure. Son regard était levé vers les tours de la cité, si hautes qu’on aurait dit qu’elles n’avaient pas de sommet.
— C’est trop énorme pour moi. (Il ravala un demi-sanglot.) Le problème pour moi, c’est… le… problème… pour moi… c’est…
Quantrell baissa la tête et rencontra le regard d’Alan.
— J’ai peur, Donnell. Je crève de trouille ! Cette ville est trop gigantesque !