Souriant, il cherchait ses mots pour porter un toast, mais n’en trouvant aucun, il brandit simplement son apéritif et l’avala cul sec. Instantanément, il sentit une coulée de feu lui descendre de la gorge dans l’estomac, où le breuvage sembla exploser, et presque immédiatement, l’incendie lui remonta l’œsophage, pour finalement lui embraser le cerveau. Pendant quelques instants, il eut l’impression que le sommet de son crâne avait carrément sauté, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes.
— Pfiouh ! Plutôt balaise ce truc !
— C’est du meilleur ! déclara Hawkes. Les types qui le distillent connaissent vraiment les bonnes vieilles recettes traditionnelles.
Alan, un peu étourdi, eut un petit moment de flottement, mais qui passa rapidement et dont il ne subsista bientôt plus qu’une sensation douillette de chaleur intérieure. Il attira son plateau vers lui et se mit en devoir de faire un sort à sa viande synthétique et aux légumes.
Il mangeait consciencieusement, sans chercher à engager la moindre conversation, et baigné par la musique douce qui flottait autour d’eux, il songeait à son frère.
Ainsi, Steve était devenu un joueur ! Et pas spécialement brillant, d’après Hawkes… Il se demandait bien s’il accepterait de réintégrer le vaisseau, et si jamais il était d’accord, comment cela se passerait-il.
Avec tristesse, il réalisa tout à coup qu’il ne resterait sans doute plus rien de leur vieille complicité. Pendant dix-sept ans, ils avaient absolument tout partagé, mûri ensemble, joué ensemble, travaillé ensemble… Il y avait encore six semaines, ils étaient si proches l’un de l’autre qu’Alan aurait presque pu lire dans la pensée de Steve, et Steve dans la sienne. Ils formaient alors une sacrée équipe !…
Fini tout ça… À bord, Steve ne serait plus, pour lui, qu’un étranger : un homme plus âgé, plus sage, sans doute, avec derrière lui neuf années de cette vie terrienne, barbare et brutale. À ses yeux, Alan ne serait plus qu’un gamin, une bleusaille… Normal ! En présence l’un de l’autre, ils ne se sentiraient probablement plus jamais à l’aise, unis comme avant par cette intimité si proche de la télépathie. Cet abîme de neuf ans s’en chargerait.
— C’est à ton frère que tu penses, n’est-ce pas ?
Tiré de sa rêverie, Alan battit des paupières.
— Co… comment le savez-vous ?
— Pour un joueur, il est essentiel d’être perspicace, répondit Hawkes avec un grand sourire. Et de toute façon, ce serait écrit en majuscules sur ton front, que ce ne serait pas plus lisible. Tu es en train de te demander comment va se dérouler ta première entrevue avec Steve, j’en mettrais ma main au feu !
— Je ne relève pas le pari ! Vous avez gagné…
— Tu veux savoir comment ça va se passer ? Je peux te le dire, moi, Alan : tu en seras malade. Malade, bouleversé et honteux du gars qui était autrefois ton frangin. Mais ça te passera… En regardant en arrière, tu comprendras qu’il en aura bavé pendant ces neuf fichues années, et là, ce sera bien ton frère que tu retrouveras devant toi. Et lui aussi te redécouvriras. Ce ne sera pas si terrible, tu verras.
Alan ressentit une sorte de soulagement.
— Vous… vous êtes sûr ?
Hawkes eut un hochement de tête affirmatif.
— Si je me sens aussi personnellement impliqué dans cette histoire, vois-tu, c’est que moi aussi, j’ai un frère. Enfin, j’avais…
— Vous aviez ?
— Un gars de ton âge. Et en plus, j’ai eu le même problème également : pas de corporation. À notre naissance, nous étions de la corporation de la voirie. Mais aucun de nous deux ne pouvait supporter l’idée de continuer là-dedans, alors nous avons laissé tomber et pris le statut d’Autonome. Moi, je suis devenu joueur, lui, il s’est mis à tourner autour de l’Enclave. Il avait toujours eu envie d’être Spacio.
— Et que lui est-il arrivé ?
— Il m’a joué un tour de cochon ! Un astronef venait justement d’atterrir et ils cherchaient un gars pour les cuisines. Dave les a eus au baratin et ils l’ont enrôlé. C’était du dix contre un, mais il a gagné.
— Quel vaisseau ?
— Le Vagabond de l’Espace. Il était en partance pour Bêta Crucis XVIII, une petite escapade de quatre cent soixante-cinq années-lumière… (Hawkes eut un pauvre sourire.) Ça fait un an qu’il est parti… Un an et demi exactement. Son astronef ne sera pas de retour sur Terre avant neuf cent trente ans environ. Inutile de dire que je ne serai plus là pour le voir !… (Il secoua la tête.) Partons, il y a des gens qui attendent notre table.
À leur sortie, Alan remarqua que le soleil était bas sur l’horizon ; il était plus de 18 00 et le soir approchait. Pourtant, les rues n’en étaient pas assombries pour autant : tout le décor, de la chaussée aux immeubles, commençait à irradier une douce lueur. On aurait dit que l’air lui-même émettait cette brillance satinée qui rendait imperceptible le passage de la lumière du jour aux illuminations nocturnes.
Mais il se faisait tard, et à l’Enclave, on ne manquerait pas de s’apercevoir de son absence. À moins que le capitaine Donnell ait deviné qu’Alan s’était rendu dans la cité : dans ce cas, plus de problème. Le jeune homme se souvenait avec une douloureuse précision de la froideur avec laquelle le capitaine avait rayé le nom de Steve du rôle de l’équipage, comme s’il n’avait tout simplement jamais existé.
— Et si nous allions à l’Atlas, maintenant ?
— Pas question ! Ou alors, il te faudra y entrer tout seul.
— Hein ?
— Je n’ai pas le droit de t’accompagner là-dedans : j’ai une carte de catégorie A, et c’est une boîte pour les C.
— Vous voulez dire que toutes ces maisons de jeu sont également réglementées par une hiérarchie ?
Hawkes hocha la tête affirmativement.
— Il faut bien ! Vois-tu, Alan, cette société que tu découvres, avec toutes ses embûches, est extrêmement complexe. Essaie de comprendre : moi, je suis un joueur de série A, c’est-à-dire de tout premier ordre. Je ne dis pas ça pour me vanter : c’est une réalité, prouvée jour après jour pendant quinze ans par la pratique de mon métier. Je pourrais me constituer une fabuleuse fortune rien qu’en m’attaquant à des débutants, des joueurs incompétents ou encore à des vieux jetons ramollis ; alors on a édicté des lois contre les types comme moi. À partir d’un certain revenu annuel obtenu par le jeu, tu es classé série A ; dès lors, il t’est interdit de pénétrer dans des maisons destinées aux catégories moins élevées, comme l’Atlas. Mais si, trois ans de suite, tu descends en dessous du minimum des gains d’une série A, tu perds ton classement. Moi, je préfère rester au-dessus du minimum.
— Alors, il va falloir que j’aille chercher Steve tout seul ! Bon ! Eh bien, dans ce cas, je vous remercie infiniment pour toute l’aide que vous m’avez apportée… Et si vous voulez bien m’indiquer quel Aéro il faut prendre pour me rendre à l’Atlas, je…
— Eh là ! Pas si vite, mon gars !
Hawkes avait agrippé le poignet d’Alan.
— Même dans un tripot de classe C, il est facile de perdre sa chemise. Et pas question de rôder là-bas à la recherche de ton frère, comme ça, sans jouer ! À moins de rentrer comme apprenti, on est obligé de jouer.
— Mais alors, que puis-je faire ?
— Ce soir, je t’emmène dans un cercle de série A. Tu entreras avec moi, comme débutant : j’y suis connu de tout le monde. J’essaierai de t’en apprendre assez sur le jeu pour que tu évites de te faire plumer. Après ça, tu pourras venir dormir chez moi, et demain, nous irons à l’Atlas pour y chercher ton frère ; mais moi, je resterai à l’extérieur, évidemment.
Alan haussa les épaules. Il commençait à s’apercevoir de la tension qui l’angoissait un peu à l’idée de revoir Steve, et se disait qu’un petit délai supplémentaire ne pourrait que lui être profitable. Et puis, même s’il demeurait dans la cité pour y passer la nuit, il aurait encore largement le temps de regagner le Valhalla à la suite de son entrevue avec Steve.