— Alors ? demanda Hawkes.
— D’accord ! Je vous accompagne.
Décidant, cette fois, de prendre le Métro, ils suivirent la direction qu’indiquait un panneau de signalisation lumineux, et empruntèrent un passage souterrain. Sur les talons de Hawkes, Alan descendit un long trottoir roulant et se retrouva bientôt au sein d’une véritable ville souterraine où, dans une atmosphère brillamment éclairée, régnait une intense animation : magasins et restaurants étaient envahis par le flot grouillant des usagers qui rentraient chez eux, et de-ci, de-là, dans cet incroyable fourmillement, des robots clamaient les grands titres des journaux téléscriptés qu’ils vendaient.
Ils atteignirent l’entrée du Métro proprement dite, et Hawkes lui tendit un petit objet ovale sur lequel étaient gravés de nombreux chiffres.
— Tiens, c’est ton jeton d’entrée. Il faut le mettre dans cette fente, là.
Après qu’ils eurent passé le tourniquet, des panneaux indicateurs les guidèrent jusqu’au Métro Section Ouest. L’engin avait la forme d’un obus, luisant et entièrement dépourvu de fenêtre. Lorsqu’ils montèrent à bord, il était déjà bondé ; non seulement, il ne restait aucun siège de libre, mais en plus, on aurait dit que chacun devait conquérir le droit à la position verticale à grands coups de coude dans les corps qui l’entouraient. Au bout de la voiture, un panonceau portait l’inscription :
« Rame X # 3174 – SO. »
Pendant quelques minutes, il leur sembla qu’ils se déplaçaient en vol plané ou effectuaient une longue glissade, mais sans aucun effort de traction perceptible, et le voyage prit soudain fin ; lorsqu’ils ressortirent ils se trouvaient très loin de l’autre côté de la gigantesque cité, dans un quartier infiniment moins peuplé, où le charivari frénétique, assourdissant du centre ville, n’était plus qu’un souvenir.
Le regard d’Alan fut immédiatement attiré par une enseigne au néon : « CERCLE DES AS. » En dessous, en plus petits caractères, elle portait la mention : « Établissement de Classe A. » Un robot était posté à l’entrée, absolument identique à celui qu’il avait dû malmener quelques heures auparavant.
— Classe A uniquement ! avertit la voix métallique à leur approche. Ce salon de jeux est exclusivement réservé aux joueurs de série A !
Hawkes le contourna, et franchit le faisceau d’une cellule photo-électrique placée à la porte. Alan lui emboîta le pas.
L’endroit était à peine éclairé, comme tous les lieux de détente semblaient l’être sur Terre. Alan distingua deux rangées de tables qui s’étiraient jusqu’au fond de la pièce. Devant chacune d’entre elles, l’air grave, un joueur, assis se penchait vers un écran où s’affichaient puis disparaissaient des diagrammes lumineux qui changeaient à chaque instant.
Une second robot glissa vers eux.
— Puis-je voir vos cartes, je vous prie ? susurra-t-il.
Hawkes fit passer sa carte devant le lecteur photonique de l’engin qui émit un cliquetis approbateur, et fit un pas de côté pour le laisser passer. Puis, il s’adressa à Alan :
— Puis-je voir votre carte, je vous prie ?
— Je n’…
— Il est avec moi ! trancha Hawkes. Apprenti.
Un homme vêtu d’une blouse grise et sale se porta à leur rencontre.
— ’Soir, Max. Hinesy est déjà là. À son arrivée, il m’a dit que tu ne devais pas venir ce soir !
— Oui, je sais, mais j’ai changé d’avis. Je suis même venu avec un apprenti, un de mes amis : Alan Donnell. Alan, je te présente Joe Luckman, qui dirige cet établissement.
Luckman adressa un vague signe de tête au jeune homme qui, en réponse, marmonna une formule de politesse.
— Je suppose que tu prendras la même table que d’habitude ? demanda Luckman.
— Oui, si elle est libre.
— Elle est restée vide toute la soirée.
Luckman les précéda dans la longue allée qui menait au fond de la grande salle, où une table et un siège inoccupés semblaient attendre. Hawkes se glissa à sa place avec des gestes fluides, enjoignant à Alan de rester debout juste derrière lui, et d’observer avec toute l’attention dont il était capable.
— Nous entrerons dans la partie dès le début du prochain coup, souffla-t-il.
Le regard d’Alan balaya l’assemblée. Partout, les joueurs étaient courbés vers les schémas luminescents qui s’inscrivaient sur leurs écrans, le visage crispé, exprimant une farouche concentration. Dans le coin opposé, il aperçut la silhouette grassouillette de Mac Intosh, le conservateur des archives ; tendu, raide, baigné de sueur, celui-ci semblait comme hypnotisé.
Hawkes attira son attention d’un coup de coude.
— Ne regarde que moi, Alan. Les autres ne doivent pas exister pour toi. Je suis prêt : je vais commencer.
CHAPITRE IX
Hawkes sortit une pièce de monnaie de sa poche puis la glissa dans une fente placée sur le côté de l’écran, qui s’éclaira. Un motif lumineux irrégulier, aux multiples teintes, se mit à danser une sarabande endiablée, se modifiant sans cesse.
— Et maintenant ? Que va-t-il se passer ?
— Il faut programmer un schéma mathématique en jouant sur ces touches, répondit Hawkes en désignant du doigt une rangée de boutons laqués sur le côté de la machine. Alors les lumières se mettent à clignoter de part et d’autre – bien sûr, c’est le hasard qui choisit où – et si elles s’allument dans le motif que tu avais établi, c’est toi qui as gagné. Toute l’astuce du jeu consiste à prévoir le type de schéma gagnant. Pour ça, il faut écouter attentivement les chiffres annoncés par le croupier et les introduire dans ta séquence.
Tout à coup, une puissante sonnerie retentit, et l’écran s’éteignit. D’un coup d’œil circulaire, Alan constata que dans la salle, tous les autres en étaient au même point.
Sur l’estrade, au centre de la pièce, un homme s’éclaircit la gorge, puis claironna :
— La table 403 nous gagne de 100. Table 403. J’ai bien dit de 100 !
Un homme chauve au teint cireux, se leva d’une table proche de la leur et, le visage éclairé par un large sourire, se hâta d’aller encaisser ses gains. Hawkes frappa sèchement sur le bord du pupitre pour attirer l’attention d’Alan.
— C’est ici qu’il faut regarder. Il faut démarrer sur les chapeaux de roues. Dès que les écrans se rallumeront, je commencerai à programmer mon schéma. Tu comprends, chacun se bat contre les autres joueurs. Et généralement, c’est le plus rapide qui gagne. Bien entendu, un coup de pot peut parfois te faire remporter le coup… Mais, c’est plutôt rare !
Alan hocha la tête et observa attentivement les doigts rapides et précis de Hawkes qui s’étaient mis à voleter au-dessus des touches de contrôle à la fraction de seconde où les écrans s’étaient rallumés pour le tour suivant. Tous les autres s’acharnaient à agir de même, mais peu nombreux étaient ceux qui affichaient une mine aussi effrontément désinvolte que lui.
Enfin, il contempla son écran avec un œil satisfait, et se réinstalla confortablement au fond de son siège. Le croupier frappa trois coups de son petit marteau et annonça :
— 103 sous facteur premier de 5.
Hawkes corrigea son équation à toute vitesse. Les points lumineux, sur l’écran, clignotaient et disparaissaient si vite qu’Alan n’avait même pas le temps de les repérer.