— 377 dans troisième quadrant 7.
Une nouvelle correction. Hawkes était littéralement statufié, le regard intensément fixé sur l’écran, et Alan nota intérieurement que tous les autres joueurs étaient saisis par la même transe. Il se rendit compte qu’il était parfaitement possible de se laisser carrément hypnotiser par ce jeu, et finir par passer ses journées entières rivé devant l’écran.
Il s’obligea à regarder les programmations successives de Hawkes qui changeaient au fur et à mesure que de nouveaux chiffres étaient clamés par le croupier. Peu à peu, il commença à comprendre la logique du jeu.
Il découvrit de nombreux points communs avec l’astronautique, matière dans laquelle on lui avait inculqué les notions de base. Pour établir la trajectoire d’un vaisseau, il fallait introduire un paramètre variable permettant de répondre à la dérive du vaisseau, à l’attraction produite par les champs magnétiques planétaires, aux pluies de météorites, à tous les aléas de la navigation spatiale… et il était indispensable d’être toujours en avance d’une longueur sur le danger.
Il en était de même ici. Le maître-écran, sur l’estrade du croupier, portait un diagramme mathématique conçu à l’avance. Le but du jeu était d’obtenir sur l’écran du joueur le même schéma. À chaque nouvelle coordonnée du graphique qu’on dévoilait, le joueur reprogrammait son jeu, en fonction des nouvelles probabilités, remplaçant les équations précédentes par d’autres mieux adaptées.
Statistiquement, il existait toujours une chance pour qu’un diagramme projeté au petit bonheur corresponde exactement au référentiel du maître-écran, mais elle était plutôt faible. Pour gagner, il fallait se creuser la cervelle, et être le premier à inscrire sur son écran le même dessin que l’originel.
Hawkes officiait calmement, efficacement ; il perdit les quatre premiers tours et Alan compatit. Mais le joueur se montra cinglant.
— Ne gaspille pas ton capital pitié. J’en suis encore au stade où je tâte le terrain. Dès que j’aurai pigé la séquence suivant laquelle les chiffres tournent ce soir, je commencerai le ratissage, ne t’inquiète pas.
Le Spacio prit cela pour une fanfaronnade, mais Hawkes gagna la cinquième partie, ne mettant que six minutes à reproduire le diagramme caché. Il avait fallu entre neuf et douze minutes aux quatre tours précédents pour qu’un vainqueur se déclare. Le croupier, un petit homme au teint maladif, poussa une pile de pièces et quelques billets vers Hawkes lorsque celui-ci gagna l’estrade pour y réclamer ses gains. Un murmure étouffé se propagea dans toute la salle : Hawkes avait, de toute évidence, été reconnu.
Il avait gagné une centaine de crédits. En moins d’une heure, il en était à soixante-quinze de mieux. Ses yeux perçants lançaient des flammes ; maintenant, il était dans le bain, et il aimait ça.
Le sixième coup fut pour un joufflu à lunettes, placé à trois tables sur leur gauche, mais Hawkes remporta cent crédits au septième et au huitième. Puis il en perdit trois de suite, mais se jeta soudain à l’eau, misant un gros paquet au douzième tour, dont il sortit vainqueur avec environ cinq cents crédits.
« Ainsi, songeait Alan, Hawkes a gagné quatre parties sur douze ! Et il y avait au moins cent personnes présentes. » Même en supposant que le joueur n’avait pas toujours autant de chance que cette fois, cela signifiait néanmoins que la plupart des gens ne gagnaient que rarement, et certains jamais !
Plus la soirée s’avançait, et plus Hawkes clarifiait encore la situation. À un moment, il gagna quatre tours coup sur coup. Puis il se fit oublier un moment, mais une demi-heure plus tard, il remporta de nouveau un gros magot. Alan estima que sa nuit de « travail » avait déjà rapporté à Hawkes plus d’un millier de crédits.
Sous les yeux d’Alan, il porta ses gains à quatorze cents crédits ; au fur et à mesure, le jeune homme saisissait de mieux en mieux les finesses du jeu et il mourait d’envie de s’asseoir lui-même à la table. Mais il savait que c’était impossible : il était dans un cercle de classe A, et un joueur de niveau débutant comme lui ne pouvait y jouer.
C’est alors que Hawkes se mit à perdre. Trois, quatre, cinq parties d’affilée se déroulèrent sans qu’il gagne. À un certain moment, il commit une faute mathématique si élémentaire qu’Alan ne put réprimer une exclamation ; Hawkes se retourna alors et son expression de fureur glaciale le réduisit au silence en lui faisant monter le rouge aux joues.
Six tours, sept, huit. Hawkes avait perdu près d’une centaine de crédits sur ses mille quatre cents. La chance et l’habileté semblaient l’avoir abandonné au même moment. À la fin du onzième coup perdant consécutif, Hawkes se leva et quitta sa table avec un hochement de tête amer.
— J’en ai marre, partons.
Il empocha ses gains – il lui restait tout de même la somme confortable de douze cents crédits malgré son effondrement de fin de soirée – et Alan sortit du cercle de jeu avec lui ; ils s’enfoncèrent dans la nuit. Il se faisait tard : déjà minuit passé. Les rues mouillées sentaient la fraîcheur et la propreté. Pendant qu’ils étaient dans la maison de jeu, il avait plu et Alan réalisa avec une grimace que, trop absorbé par le jeu, il ne l’avait même pas remarqué.
La foule dense des citadins qui rentraient chez eux s’écoulait en torrents empressés à travers les rues. Tandis qu’ils se frayaient un chemin vers le plus proche terminus de Métro, Alan rompit le silence qui s’était établi entre eux :
— Ça a plutôt bien marché, ce soir, non ?
— Il n’y a pas à se plaindre.
— C’est râlant cette baisse de régime que vous avez eue, sur la fin. Sans ça, vous auriez deux cents crédits de plus en poche.
Hawkes lui sourit.
— Si tu étais né deux ou trois cents ans plus tôt, tu pigerais beaucoup plus de choses.
— Que voulez-vous dire par là, au juste ? demanda Alan, embarrassé par la remarque de Hawkes.
— Je veux simplement dire que c’est délibérément que j’ai perdu, à la fin !
Ils entrèrent dans la station et se dirigèrent vers le guichet.
— Savoir perdre quelques crédits, de temps en temps, cela fait partie du savoir-faire d’un bon joueur.
— Mais pourquoi ?
— Pour que les banques qui assurent mes rentrées continuent à le faire, fit Hawkes sèchement. Je suis un bon joueur. Peut-être même le meilleur. J’arrive à sentir les nombres sous mes doigts. Si je le voulais, je pourrais gagner quatre fois sur cinq, même dans une série A.
Alan eut un froncement de sourcils.
— Mais alors pourquoi ne pas le faire ? Vous pourriez devenir riche !
— Je suis riche ! répliqua Hawkes sur un ton tel qu’Alan se sentit complètement ridicule. Si j’accroissais considérablement ma richesse trop vite, tout ce que je gagnerais, c’est de finir avec un magnifique petit trou dans le ventre de la part d’un adversaire mécontent. Écoute-moi bien, mon gars : combien de temps reviendrais-tu à ce cercle si tu t’y heurtais à un joueur qui ramasse 80 % des gains, alors qu’une centaine de personnes, dont toi, tenteraient de s’arracher les 20 % restants ? Tu gagnerais peut-être une fois par mois, et encore, en jouant toute la journée, de l’ouverture à la fermeture ! En très peu de temps, tu serais complètement à sec, à moins d’arrêter de jouer avant ! Alors j’y vais mollo ! Je laisse les autres gagner en moyenne une fois sur deux. Je ne cherche pas à ramasser tout l’argent qu’émet le gouvernement : une bonne partie me suffit. Laisser les autres gagner un peu, cela fait partie de la science économique du jeu.
Alan approuva de la tête : il comprenait mieux maintenant.