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Pendant des années, harcelé par les journalistes et ridiculisé par le corps scientifique, Cavour avait travaillé à Londres. Mais vers la fin de 2569, il avait senti qu’il était sur le point de réussir. À la date du 8 janvier 2570, il écrivait dans son journal :

Mon petit coin de Sibérie est presque parfait. J’ai dû engloutir presque tout ce qui restait de mes économies pour l’aménager, mais, ici, j’aurai enfin la solitude et la tranquillité auxquelles j’aspire tant. Je pense qu’il me faudra encore six mois avant d’achever la construction de mon prototype. C’est pour moi une cause de grande amertume que d’être obligé de travailler à mon vaisseau comme un petit inventeur de second plan, alors que mon rôle eût dû prendre fin voilà trois ans, lorsque j’ai terminé mes travaux théoriques et les plans de mon astronef. Mais puisque c’est ainsi que le monde voit les choses, ainsi soient-elles !

Au 8 mai de cette même année :

Aujourd’hui, j’ai eu un visiteur, certainement un journaliste. Je l’ai reconduit avant qu’il ait eu le temps de me déranger vraiment, mais je crains qu’il revienne avec des collègues à lui. Même au plus profond de ces lugubres steppes sibériennes, il me sera donc interdit de vivre coupé du monde ? Mon travail progresse tout doucement, mais je suis un peu en retard sur mes prévisions. J’aurai de la chance si je parviens à achever mon vaisseau avant la fin de l’année.

Le 17 août :

Les avions continuent leur ronde imbécile au-dessus du laboratoire. Je suis sûr que je suis constamment espionné. Le propulseur Lexman sera prêt maintenant d’un jour à l’autre, mais mon générateur de distorsion me demandera encore plusieurs mois.

Le 20 septembre :

Je suis envahi. C’est intolérable ! Depuis cinq jours, un journaliste américain essaie de forcer ma porte pour obtenir une interview. Mon laboratoire « secret » de Sibérie semble être devenu une attraction touristique de renommée mondiale. Les derniers circuits de mon générateur de distorsion me posent d’énormes problèmes. Tant de choses devraient encore être améliorées ! Mais je ne peux plus travailler dans ces conditions. Je n’ai pas touché la partie mécanique de mon travail depuis une semaine.

Et le 11 octobre 2570 :

La seule solution qui me reste pour achever l’installation de mon générateur, c’est de quitter la Terre. Tous ces esprits bornés, railleurs et indiscrets ne me laisseront jamais en paix. Il n’existe aucun endroit sur Terre où je puisse avoir la solitude dont j’ai un si pressant besoin. Je vais partir pour Vénus, inhabitable et inhabitée. Peut-être pourrais-je alors avoir ces un ou deux mois de tranquillité indispensables pour rendre le vaisseau adaptable à ma propulsion interstellaire. Ensuite seulement, me permettrais-je de revenir sur Terre pour leur montrer ce que j’ai réalisé et leur proposer de faire un vol expérimental, peut-être l’aller-retour de Rigel en quelques jours.

Pourquoi la Terre s’obstine-t-elle à supplicier les quelques rares esprits originaux qui s’y trouvent ? Pourquoi ma vie est-elle devenue une incessante persécution depuis le jour où j’ai déclaré qu’on pouvait emprunter des « raccourcis » pour voyager dans l’espace ? Je n’ai pas de réponse à toutes ces questions. Elles reposent au profond des plus sombres replis de l’inconscient collectif, et personne ne saurait dire ce qui se cache dans cet abîme. Il me suffit de penser que malgré tous ces obstacles, j’aurai bientôt réussi. Quelque époque future saura bien me redécouvrir comme on l’a fait pour Copernic et Galilée : elle saura que je suis un de ceux qui auront dû lutter contre l’hostile impétuosité du courant pour atteindre le succès.

Son journal se terminait sur ces mots.

Mais les toutes dernières pages étaient couvertes de calculs et d’équations : orbite d’approche de Vénus, plusieurs colonnes de calculs pour un décollage, quelques évaluations sur la répartition des masses continentales de Vénus.

« À l’évidence, songeait Alan, Cavour avait été un drôle d’oiseau. Une bonne moitié des persécutions dont il se plaignait n’avait probablement jamais existé que dans son esprit enfiévré. Mais quelle importance ? Il s’était rendu sur Vénus. Ce journal qui était parvenu à l’institut Technologique de Londres en était la preuve. » Pour Alan, il n’y avait qu’une conséquence logique à cette révélation.

Se rendre sur Vénus. Suivre exactement l’orbite d’atterrissage que Cavour avait notée à la fin de son journal.

Peut-être découvrirait-il le propre vaisseau de Cavour ; ou bien l’emplacement de son laboratoire, ou encore quelques notes, ou même n’importe quoi… Mais en aucun cas, il ne pouvait en rester là.

— Je voudrais acheter un petit astronef, annonça-t-il à Jesperson. Il faut que j’aille sur Vénus.

Le regard qu’il posa sur l’avocat exprimait clairement qu’il s’attendait à de vives objections, qu’il était d’ailleurs prêt à réfuter avec autorité.

Mais le gros homme de loi se contenta de sourire d’un air entendu.

— Pas de problème, dit-il. Quand décollez-vous ?

— Vous ne râlez pas ? Si j’achète le type de vaisseau que j’ai en tête, cela nous coûtera au moins deux cent mille crédits !

— Je sais ! Mais, moi aussi, j’ai jeté un œil sur le journal de Cavour. Je savais bien que vous décideriez de filer sur les traces de ce vieux fou. Ce n’était qu’une question de temps. Et je ne suis pas stupide au point d’imaginer que je pourrais vous raisonner. Avertissez-moi simplement quand vous aurez choisi votre astronef ; je trouverai bien une table et une chaise pour m’asseoir et faire le chèque !…

Ce ne fut pourtant pas aussi simple que ça. Alan voulait un des derniers modèles, dans la mesure où ses moyens le lui permettaient. Il dut chercher et comparer, prendre des avis compétents des gens qui travaillaient sur les astroports, mais au bout de plusieurs mois, il finit enfin par trouver son bonheur : un Spacemaster modèle 3878. C’était un long fuseau luisant d’environ 240 mètres, équipé de convertisseurs Lexman et de propulseurs ioniques conventionnels pour vol atmosphérique. Sa coque satinée, merveilleusement profilée, était splendide à voir, orgueilleusement dressée dans l’ombre, des grands astronefs.

Alan le contempla fièrement, longue et fine aiguille vert sombre, comme impatiente de transpercer le vide spatial. En se baladant autour du spatioport, il entendit les types qui remplissaient les réservoirs d’huile et d’essence en discuter entre eux sur un ton respectueux.

— Dis donc, ce vert, là-bas, c’est un sacré beau petit vaisseau ! J’aimerais bien être à la place du veinard à qui il appartient !

Alan eut envie d’aller vers eux et de leur dire : « C’est mon vaisseau ! À moi, Alan Donnel…»

Mais il savait très bien qu’ils ne feraient qu’en rire. Un garçon de moins de 19 ans ne possédait pas le dernier Spacemaster à deux cent vingt-cinq mille crédits.

Il brûlait de quitter la planète pour l’essayer, mais dut encore attendre. En premier lieu, il devait avoir son brevet de pilote. Or même s’il possédait les connaissances requises en astronavigation et en pilotage spatial, matières faisant obligatoirement partie de l’enseignement reçu à bord du Valhalla, il ne les avait pas mises en pratique depuis longtemps ; il lui fallut suivre un stage de perfectionnement qui dura six longs mois.