Puis il dut passer la visite médicale, l’examen d’aptitude psychologique, etc. Alan fulminait contre ces détails, tout en les sachant nécessaires. Même un petit astronef privé pouvait devenir une arme dévastatrice entre des mains inexpérimentées. Si un vaisseau livré à lui-même venait s’écraser sur Terre à toute vitesse, cela provoquerait des millions de morts, l’onde de choc pourrait dévaster 130 km2. C’est pourquoi personne ne pouvait piloter un astronef sans brevet, et pour avoir ce brevet, il fallait suer sang et eau.
Il l’obtint enfin en juin 3879, un mois après son vingtième anniversaire. À cette date-là, il avait déjà programmé et reprogrammé au moins une centaine de fois son orbite pour Vénus sur son ordinateur.
Trois années s’étaient écoulées depuis qu’il avait, pour la dernière fois, mis les pieds à bord d’un vaisseau spatial, et c’était le Valhalla. Son enfance et son adolescence lui faisaient à présent l’effet d’un rêve embrumé, très loin au fond de sa mémoire. Le Valhalla, son père, Steve et tous les copains de son enfance se trouvaient à trois années de distance de la Terre, et devraient encore voyager pendant sept ans avant d’atteindre leur but : Procyon.
Bien entendu, pour l’équipage, quatre semaines seulement avaient passé, grâce à la Contraction Fitgerald. Un mois pour le Valhalla, mais trois ans pour lui, depuis qu’il les avait quittés.
Et en trois ans, il avait mûri. Il savait où il allait, maintenant, et rien n’aurait pu l’effrayer. Il comprenait mieux les gens. Et surtout, le grand but de sa vie se rapprochait chaque mois davantage.
Le jour de son décollage fut fixé au 5 septembre 3879.
L’orbite que l’on avait finalement choisie lui imposait un vol de six jours à basse accélération pour franchir les soixante millions de kilomètres séparant la Terre de Vénus.
À l’astroport, il fit contrôler son brevet de pilotage, déposa un exemplaire de l’orbite qu’il avait choisie au Fichier Central de Navigation, et retira son autorisation de décoller.
Toutes les équipes au sol avaient été prévenues que le vaisseau d’Alan décollerait ce jour-là et chacun s’affairait à mettre la dernière main aux ultimes préparatifs de départ. On put lire l’ahurissement sur quelques visages lorsque les « rampants » constatèrent la jeunesse du pilote qui présentait ses pièces justificatives et ses autorisations au contrôleur chef, puis grimpait au poste de pilotage du James Hudson Cavour. Mais personne n’osa poser de question.
Alan caressa des yeux les cadrans lumineux du tableau de bord. Il s’annonça à la tour de contrôle qui l’informa du temps lui restant avant le décollage ; puis il vérifia rapidement la jauge de combustible, la pression des soupapes de commande des fusées directionnelles, et le pilotage automatique. Il enregistra son orbite sur une bande qu’il déposa sur la plaque réceptrice du pilotage automatique, puis abaissa une manette. La bande fut avalée par l’ordinateur qui émit un agréable ronronnement.
— Décollage dans huit minutes !…
Jamais huit minutes ne traînèrent tant en longueur. D’une chiquenaude, Alan brancha son écran panoramique, et regarda le terrain, tout en bas. Les équipes au sol se hâtaient de déguerpir, le décollage n’allant plus tarder.
— Plus qu’une minute, pilote Donnell.
Et le compte à rebours commença, égrenant les secondes.
Lorsque le haut-parleur annonça qu’il ne restait plus que dix secondes, Alan brancha le pilote automatique et enfonça la touche commandant la transformation de son siège en couchette de sécurité destinée à compenser l’effet de l’accélération. Le fauteuil disparut sous lui, laissant Alan étendu dans une sorte de hamac de protection qui se balançait lentement d’avant en arrière. La voix psalmodia les dernières secondes depuis la tour de contrôle et Alan se tendit dans l’attente de la formidable claque suivant le départ.
Un rugissement naquit, puis s’enfla, le vaisseau oscilla un peu durant sa courte lutte avec l’attraction terrestre, puis se libéra et bondit dans l’espace.
Peu après, un foudroyant silence éclata littéralement, lorsque, abruptement, les moteurs se turent. Ensuite, ce fut l’étourdissant instant de chute libre, immédiatement suivi du choc causé par la mise à feu des tuyères latérales inclinant le petit vaisseau jusqu’à l’horizontale. La pesanteur artificielle s’enclencha : le décollage avait été absolument impeccable. Il ne restait plus, à présent, qu’à attendre que Vénus approche.
Les jours s’écoulèrent avec lenteur. Alan passait alternativement du cafard à l’exubérance. Pendant ses moments d’abattement, il se disait qu’il allait se casser le nez sur Vénus, qu’il ne faisait que se fourvoyer dans une nouvelle impasse, que Cavour n’avait jamais été qu’un désaxé à tendances paranoïaques et que l’hyperpropulsion n’existait que dans les rêveries absurdes des simples d’esprit.
Mais au plus fort de ses périodes d’exaltation, il se voyait retrouver l’astronef de Cavour, puis construire une flotte d’hypernefs ; il touchait les étoiles les plus lointaines du doigt. Il ferait le tour de l’espace comme, deux ans plus tôt, il avait fait le tour de la Terre. De Canope à Deneb, de Rigel à Procyon, il les visiterait toutes. De soleil en soleil, et d’un bout à l’autre de l’Univers.
L’ovale resplendissant de Vénus brillait de plus en plus intensément. La couche nuageuse qui enveloppait la planète sœur de la Terre se tordait sur elle-même, bouillonnait, tourbillonnait.
Vénus était un monde totalement inconnu. Des colonies terriennes s’étaient implantées sur Mars et Pluton, mais l’atmosphère corrosive et empoisonnée de Vénus, sa fournaise insoutenable, l’avaient fait délaisser. Le jugement de Cavour était tout à fait véridique : inhabitée et inhabitable. Rendre Vénus vivable aux Terriens aurait coûté des milliards de milliards de crédits. Il existait bien trop de planètes habitables dans les systèmes solaires, même très éloignés, pour qu’un tel investissement soit rentable.
Le vaisseau plongea dans la couverture nuageuse. De longues écharpes de vapeur grise et chaude filaient le long du Cavour. Alan surgit soudain en dessous des nuées. Il naviguait maintenant en pilotage manuel, relayant l’ordinateur pour tenter de suivre du mieux qu’il pouvait l’ancienne orbite suivie par Cavour. Il plaça son engin sur orbite d’attente stationnaire à 30,5 kilomètres de la surface planétaire, et à un angle de 25° avec le plan équatorial ; puis il régla ses écrans pour un repérage en détail.
Il se trouvait à la verticale d’une vaste plaine aride recouverte d’une poussière tourbillonnante. Le ciel était d’une couleur invraisemblable, un mélange brumeux de bleus et de verts qui tranchaient sur une lueur rose omniprésente à l’arrière-plan ; sous son vaisseau, l’air était gris sombre. Pas un rayon de soleil ne transperçait cet épais linceul de vapeur qui noyait la planète. Seule une vague lueur diffuse traversait le brouillard. Les montagnes abruptes qui s’élevaient dans la plaine ne projetaient aucune ombre.
Pendant cinq heures, Alan scruta ce désert sans fin tandis que son vaisseau dérivait lentement d’ouest en est. Il avait espéré repérer quelque vestige du campement de Cavour : une cabane, un bout de route, un tas de matériel rouillé, enfin, quelque chose… Mais il était conscient que c’était sans espoir. S’attendre à trouver quelque signe que ce soit avait été incroyablement naïf de sa part. Au cours des treize siècles écoulés, les vents de Vénus, gorgés d’acidité, avaient certainement détruit toute trace du site, en admettant que le vieil homme ait bien atteint la planète sans encombre ; ce qu’Alan ne savait même pas.