— Ben voyons ! ironisa Ratt’, en fouettant l’air de sa longue queue. Sûr qu’il en a fait une ! C’est ce qui explique sa mystérieuse disparition ! Il s’est évaporé dans un nuage ionisé dès qu’il a branché son hyperpropulsion. Eh bien ! d’accord ? Vas-y, fabrique-le, ton propulseur… si tu y arrives ! Mais surtout, ne te donne pas la peine de me réserver une place !
— Tu veux dire que si je réalisais une hypernef, tu ne viendrais pas avec moi ?
— Exactement ! (Aucune trace d’hésitation n’était perceptible dans la voix de Ratt’.) J’aime énormément ce continuum spatio-temporel, et pas un autre. Je n’ai strictement aucune envie de me retrouver empêtré à dix-sept dimensions d’ici sans aucune chance d’en revenir.
— Tu n’es qu’un vieux croûton conservateur !
Alan jeta un coup d’œil à son chrono-bracelet : il était 08 52.
— Bon ! Il est temps d’aller au boulot. Avec Kelleher, on emballe du dinosaure congelé, aujourd’hui. Veux-tu venir ?
Ratt’ fronça le bout de sa truffe en signe de refus.
— Oh, non ! Merci tout de même, mais ça ne me dit rien du tout. On est très bien là, au chaud ! Vas-y, mon gars, cours, moi je crois que je vais faire un petit somme…
Il se blottit en boule au creux de sa couchette, enroula résolument sa queue autour de lui et ferma les yeux.
Alan se mit au bout de la file qui attendait à l’entrée de la soute réfrigérée. Un par un, les hommes se harnachaient du spatiandre que leur tendait le garçon chargé du vestiaire, puis pénétraient dans le sas de décompression.
Pour le transport des denrées périssables – telle que la viande de dinosaure rapportée d’Alpha C IV pour répondre à la très importante demande terrienne de ce mets raffiné au goût délicieusement exotique – le Valhalla employait le système de congélation le plus avantageux qui soit : un caisson ouvrait directement sur le vide de l’espace. La viande était tassée dans d’énormes citernes découvertes que l’on remplissait d’eau juste avant le décollage ; avant que la viande ait la moindre chance de s’avarier, on ouvrait les panneaux extérieurs, l’air se perdait dans l’espace et la chaleur interne du compartiment s’échappait dans le vide. L’eau se solidifiait et la viande était à l’abri. C’était au moins aussi efficace que de construire tout un circuit de réfrigération par tubulures, et infiniment plus simple.
Leur travail, pour l’heure, consistait à sortir la viande gelée des bacs, à l’équarrir, puis à l’emballer dans des caisses, plus maniables à expédier. Ce n’était pas une tâche des plus faciles, mais elle demandait plus de muscle que de jugeote.
Dès que l’équipe des manutentionnaires fut au complet dans le sas, Kelleher rabattit le panneau étanche, puis actionna le levier qui commandait l’ouverture sur le caisson de congélation. Les relais photoniques cliquetèrent, la porte métallique pivota sans effort vers l’extérieur, et dès que Kelleher eut donné le feu vert, ils entrèrent.
Immédiatement, Alan et les autres se mirent à l’œuvre avec acharnement, taillant dans la glace à grands coups vigoureux. Au bout d’un moment, les choses commencèrent à prendre tournure. Alan se colletait avec une énorme cuisse que deux coéquipiers l’aidèrent à introduire dans une caisse. Mais quand leurs marteaux s’abattirent pour en clouer le couvercle, ils ne firent aucun bruit dans la salle dépourvue d’atmosphère.
Au bout de ce qui, pour Alan, sembla durer trois ou quatre siècles, alors que deux heures seulement s’étaient écoulées, ils en avaient terminé. Sans bien savoir comment, il se retrouva dans le hall d’agrément ; là, il s’abîma avec soulagement dans la mousse moelleuse d’un joufflu[3].
D’un geste sec, il enclencha une cassette de musique douce, puis, complètement épuisé, se laissa aller de tout son long en arrière.
« Plus jamais ! Plus jamais, je ne veux voir ni même goûter de steak de dinosaure. Oh, non ! se dit-il. »
Il observait les autres membres de l’équipage s’affairer à travers tout le vaisseau, chacun s’employant à quelque tâche de dernière minute exigeant d’être achevée avant l’atterrissage.
Dans un sens, il n’était pas mécontent de son affectation : certes, il avait eu un labeur éreintant et difficile, dans des conditions infectes – aucun travail manuel, si court soit-il, n’était agréable en spatiandre, l’air conditionné et le système anti-sudation n’étant jamais vraiment à la hauteur – mais au moins, il en avait vu le bout. Dès que toute la viande était conditionnée, le boulot était terminé.
Ce n’était malheureusement pas le cas pour les pauvres gars qui lavaient les ponts, décalaminaient les tuyères, réalignaient les propulseurs, ou étaient chargés de n’importe quelle autre tâche de nettoiement. Eux, ils n’avaient jamais fini : ils étaient constamment obsédés par l’idée exaspérante que s’ils fignolaient, ne serait-ce qu’un tout petit peu plus leur travail, ils pourraient bien faire gagner au vaisseau une décimale ou deux sur la note d’inspection.
Car tous les astronefs devaient se soumettre à une investigation extrêmement rigoureuse, chaque fois qu’ils touchaient Terre. Le Valhalla, lui, n’aurait probablement aucun problème, n’ayant passé que neuf années TT dans l’espace. Mais les bâtiments qui effectuaient de longs voyages avaient souvent des ennuis avec les inspecteurs. Une unité qui satisfaisait aux exigences réglementaires avant de se lancer vers Rigel, ou toute autre étoile aussi lointaine, risquait fort de se trouver en infraction à son retour, quelques centaines d’années plus tard.
Alan se demandait si le Valhalla aurait des ennuis. Leur plan de vol exigeait qu’ils repartent six jours après pour Procyon, avec, comme à l’accoutumée, un convoi de colons en guise de passagers.
Et le plan de vol, c’était tout ce qu’il y avait de plus sacré. Mais Alan n’avait pas écarté son frère Steve de sa pensée. Si seulement il pouvait disposer de quelques jours pour sortir de l’Enclave, et qui sait, le retrouver !…
« Bah ! on verra bien », pensa-t-il, commençant à se détendre.
Mais son répit fut de courte durée. Une voix stridente et familière déchira soudain sa rêverie.
« Aïe ! se dit-il. La catastrophe ambulante ! »
— Ben alors, le Spacio ? On est au point mort ?
Alan souleva une paupière et posa un regard glacial sur le visage maigrichon de Judy Collier.
— Figure-toi que j’ai fini mon boulot, voilà tout ? Et j’étais précisément en train d’essayer de me reposer un peu. Tu n’y vois aucun inconvénient, j’espère ?
Elle leva les mains, tout en parcourant la grande salle d’un œil inquiet.
— Oh ! ça va ! T’excite pas ! Où donc est planquée ta bestiole ?
— Ratt’ ? Ne t’en fais pas pour lui, va ! Il est dans ma cabine, en train de ronger sa lime à dents. Et je te parierais n’importe quoi qu’il lui trouve infiniment meilleur goût qu’à tes chevilles pleines d’os !
Alan bâilla ostensiblement.
— Et que dirais-tu de me ficher un peu la paix, maintenant, hein ?
— Très bien ! (Elle avait l’air carrément outrée.) Après tout, ça te regarde ! Je pensais simplement que cela t’intéresserait d’apprendre ce qui se passera à l’Enclave après l’atterrissage. Imagine-toi que les règlements ont été quelque peu modifiés depuis la dernière fois… Mais bien sûr, toi, ça t’est complètement égal !…
Et elle commença à s’éloigner d’une démarche qu’elle aurait souhaitée désinvolte.
— Hé ! Attends une seconde !
Le père de Judy, à bord du Valhalla, était premier officier des transmissions. Aussi était-il généralement détenteur avant quiconque des plus récentes informations sur les planètes où ils allaient atterrir.