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Pham eut un choc. Il avait cru que c’étaient des lianes. Il suivit des yeux les membres minces jusqu’à l’eau… oui, il y avait quatre yeux sur pédoncule, quatre yeux qui ne cillaient pas. Ils brillaient d’un éclat jaune dans la lumière faiblissante de l’arche de Trygve.

— Fred a déjà vécu longtemps. Des archéologues ont retrouvé son dossier de création génétique – une petite expérience sur la faune indigène juste avant la Chute. À peu près aussi intelligent qu’un molosse, c’était l’animal de compagnie de quelque riche personnage. Il a survécu à la Chute. Il était devenu une sorte de légende dans les parages. Vous avez raison, commandant ; si on vit assez longtemps, on voit beaucoup de choses. Au Moyen Âge, Dirby a d’abord été une ruine, puis le commencement d’un grand royaume : ses maîtres ont exploité à leur profit les secrets de l’époque précédente. Un moment, ce flanc de colline a abrité le Sénat de ces monarques. Pendant la Renaissance, c’était une zone de taudis et le lac au pied de la colline un égout à ciel ouvert. Même le nom actuel « Huskestrade » – le dernier chic en matière d’adresse à Dirby – signifiait jadis quelque chose comme « rue Vide-Ordures ».

« Mais Fred a survécu à tout cela. Hôte légendaire des égouts, son existence a été niée par les gens raisonnables jusqu’à il y a trois cents ans. À présent, il vit on ne peut plus honorablement – dans l’eau la plus pure qui soit.

Il y avait de la tendresse dans la voix du vieil homme.

— Fred a donc vécu longtemps, et il a vu beaucoup de choses. Il est toujours intellectuellement actif, autant que peut l’être un luksterfiske. À preuve la manière dont ses yeux brillants nous regardent. Mais Fred en sait beaucoup moins sur le monde et sur ses propres antécédents que je n’en sais par les livres d’histoire.

— L’analogie ne tient pas. Fred est un animal stupide.

— Exact. Vous êtes un humain intelligent et vous naviguez au milieu des étoiles. Vous vivez quelques centaines d’années, mais ces années s’étalent sur une durée aussi longue que la vie de Fred. Que voyez vous de plus, en réalité ? Les civilisations naissent et s’effondrent, mais, à présent, toutes les civilisations technologiques connaissent les plus grands secrets. Elles savent quels mécanismes sociaux fonctionnent en temps normal et lesquels sont voués à un échec rapide. Elles connaissent les moyens de retarder le désastre et d’éviter les catastrophes les plus stupides. Elles savent que, même ainsi, toute civilisation doit s’effondrer, inévitablement. Le matériel électronique que vous voulez de moi n’existe peut-être nulle part ailleurs dans l’Espace Humain… mais je suis sûr qu’un matériel aussi efficace a déjà été inventé par des humains, et qu’il le sera de nouveau. Idem pour la technologie médicale dont vous présumez avec raison qu’elle nous est nécessaire. Globalement, l’humanité est en état stable, même si notre domaine est en lente expansion. Oui, à côté de vous, je suis un insecte dans la forêt, qui ne vit qu’un jour. Mais je vois autant de choses que vous ; je vis autant que vous. Je peux étudier mes livres d’histoire et les reportages radio qui flottent entre les étoiles. Je peux voir dans toute leur variété le triomphe et la barbarie qui sont l’apanage de vous autres Qeng Ho.

— Nous recueillons ce qu’il y a de mieux et lui conférons l’éternité.

— Je me le demande. Une autre flotte de commerce a fait escale à Trygve Ytre quand j’étais jeune homme. Ces gens étaient tout à fait différents de vous. Par la langue, par la culture. Le commerce interstellaire est un créneau, pas une culture.

Sura le soutenait aussi. Ici, en ce vénérable jardin, ces tranquilles paroles semblaient peser plus que dans la bouche de Sura Vinh. La voix de Gunnar Larson était presque hypnotique.

— Ces négociants de jadis n’avaient pas vos grands airs, commandant. Ils espéraient faire fortune pour finalement aller ailleurs et fonder une civilisation planétaire.

— Ce ne serait plus des Négociants.

— C’est vrai ; peut-être seraient-ils quelque chose de plus. Vous avez connu de nombreux systèmes planétaires. D’après votre manifeste, vous avez passé un certain nombre d’années à Namqem, assez pour apprécier une civilisation planétaire. Nous avons des centaines de millions de gens qui vivent à quelques secondes-lumière les uns des autres. Le réseau local qui couvre Trygve Ytre donne à presque chaque citoyen une vue de l’Espace Humain que vous pouvez seulement avoir lorsque vous rentrez au port… Plus que toute autre chose, votre vie de marchands naviguant entre les étoiles est une vraie Ruritanie.

Pham ne reconnut pas l’allusion[1], mais il comprit où l’autre voulait en venir.

— Magnai Larson, je m’étonne que vous vouliez vivre longtemps. Vous avez tout prévu d’avance, dans un univers sans progrès où tout meurt et où rien de positif ne s’accumule.

Le sarcasme de Pham recouvrait une authentique perplexité. Gunnar Larson avait ouvert des fenêtres, et la vue était lugubre.

Un soupir, à peine audible.

— Vous ne lisez pas beaucoup, n’est-ce pas, mon petit ?

Bizarre. Pham n’avait plus l’impression que l’autre le sondait.

Il y avait dans sa question comme un amusement attristé.

— Je lis assez.

Sura elle-même se plaignait que Pham passe trop de temps dans les manuels. Mais Pham, qui n’était pas un lecteur précoce, avait consacré toute sa vie à essayer de rattraper son retard. L’équilibre de sa culture générale s’en ressentait quelque peu, et alors ?

— Vous me demandez quel est l’intérêt réel de tout cela. Chacun de nous doit choisir sa propre voie en la matière, commandant. Chaque voie comporte ses propres avantages, ses propres dangers. Mais, dans votre propre intérêt d’humain… vous devriez méditer ceci : chaque civilisation a sa durée. Chaque science a ses limites. Et chacun de nous doit mourir, en ayant vécu moins d’un demi-millénaire. Si vous comprenez vraiment ces limites… alors vous êtes prêt à devenir adulte, à savoir ce qui compte.

Il resta un moment silencieux.

— Oui… écoutez la paix, tout simplement. Remerciez le ciel de pouvoir le faire. Trop de temps se passe en précipitation frénétique. Écoutez la brise chanter dans les lestras. Regardez Fred qui essaie de nous comprendre. Écoutez le rire de vos enfants et de vos petits-enfants. Jouissez du temps dont vous disposez – peu importe la manière dont il vous est accordé, peu importe pour quelle durée.

Larson se renversa dans son fauteuil. Il semblait scruter l’obscurité sans étoiles qu’était le disque de Trygve. L’arche lumineuse, vestige de l’éclipse solaire, était uniformément terne sur tout le pourtour du disque. Les éclairs avaient disparu depuis longtemps ; Pham supputa que cela tenait à l’angle d’observation, et à l’orientation des cumulonimbus sur Trygve.

— Un exemple, commandant. Restez assis, sentez et voyez : parfois, au milieu de l’éclipse, il y a une beauté particulière. Observez le centre du disque de Trygve.

Les secondes s’écoulèrent. Pham regarda vers le haut. Les latitudes inférieures de Trygve étaient d’ordinaire tellement sombres… mais maintenant, il y avait une infime coloration rouge, d’abord si sombre que Pham crut à un artefact de son imagination. La lueur s’aviva lentement – un rouge très, très foncé, comme l’acier d’une épée encore trop froid pour le marteau du forgeron. Des bandes sombres la traversaient.

— Cette lumière provient des profondeurs de Trygve elle-même. Vous savez que nous bénéficions d’un peu de chaleur directe émise par la planète. Parfois, lorsque les canyons nuageux sont orientés comme il faut et que les tempêtes des couches supérieures se sont dissipées, la vue porte jusqu’à la surface même de la planète… et nous pouvons observer son rougeoiement à l’œil nu.

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1

Royaume imaginaire créé en 1894 par Arthur Hope dans son roman Le Prisonnier de Zenda. (N.d.T.)