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Pham remua dans son hamac. Penser à Ytre et à Larson le mettait toujours mal à l’aise. C’était du temps perdu… sauf ce soir. Ce soir, il fallait qu’il se replonge dans l’état d’esprit où il était après cette rencontre historique. Il lui fallait un souvenir kinesthésique du maniement des localiseurs. Il devait déjà y en avoir des douzaines dans cette cabine. Quelle configuration de mouvements et d’état corporel leur donnerait l’impulsion qui les ferait réagir à ses ordres ? Pham cacha ses mains dans la toile du hamac. À l’intérieur, ses doigts jouaient sur un clavier fantôme. C’était sûrement trop grossier. Tant qu’il n’aurait pas le contact, une séquence de frappes devrait rester sans effet. Pham soupira, modifia encore une fois sa respiration et son rythme cardiaque… et retrouva l’émerveillement de ses premières séances d’entraînement avec les localiseurs Larson.

Une lueur bleu pâle, plus bleue que le bleu, clignota une fois à la périphérie de son champ de vision. Pham ouvrit les yeux d’une fraction de millimètre. La pièce était plongée dans l’obscurité de minuit. La lumière du panneau de veille était trop faible pour révéler des couleurs. Rien ne bougeait hormis son hamac, qui oscillait lentement sous la brise du climatiseur. La lueur bleue était venue d’ailleurs. De l’intérieur de son nerf optique. Pham ferma les yeux, réitéra l’exercice respiratoire. La lueur bleue clignotante réapparut. C’était la résultante d’un faisceau synthétisé émis par une batterie de localiseurs qui se guidaient sur les deux exemplaires placés près de sa tempe et dans son oreille. Plutôt rudimentaire comme mode de communication, pas plus impressionnant que les phosphènes aléatoires que les gens ignorent la plupart du temps. Le système était programmé pour ne se révéler qu’avec la plus grande prudence. Cette fois, Pham garda les yeux fermés et ne modifia ni son volume respiratoire, ni le ralenti de son pouls. Il replia deux doigts vers la paume de sa main. Une seconde s’écoula. La lueur clignota à nouveau : elle répondait. Pham toussa, attendit, bougea son bras droit juste ce qu’il fallait. La lueur bleue clignota : Un, Deux, Trois… c’était un train d’impulsions, qui comptait en binaire pour lui. Il y répondit, utilisant les codes qu’il avait élaborés depuis longtemps.

Il avait dépassé le stade du module stimulation/réaction. Il était à l’intérieur. Les lueurs qui clignotaient derrière ses yeux étaient presque des stimuli aléatoires. Il faudrait des Ksec de pratique pour amener le réseau de localiseurs à la précision que pouvait avoir pareil affichage. Le nerf optique était carrément trop volumineux, trop complexe pour une vidéo instantanément claire. Aucune importance. Le réseau lui parlait à présent de façon fiable. Les vieilles personnalisations sortaient de leur cachette. Les localiseurs avaient déterminé ses paramètres physiques ; il pouvait dès lors leur parler comme il le voulait. Il lui restait presque trois Msec de Veille. Ce devrait être suffisant pour faire le strict nécessaire, pour investir le réseau de l’escadre et se fabriquer une nouvelle couverture. Quoi, par exemple ? Quelque chose de honteux, oui. Une raison quelconque qu’aurait « Pham Trinli » de jouer les bouffons depuis tant d’années. Une histoire que Nau et Brughel pourraient comprendre et dont ils croiraient pouvoir se servir pour avoir barre sur lui. Mais quoi ?

Pham sentit un sourire se former doucement sur son visage. Zamle Eng, que ton âme de marchand d’esclaves pourrisse en Enfer. Tu m’as causé tant de chagrin. Peut-être que tu peux me faire un peu de bien à titre posthume.

Vingt-trois

« La Science racontée aux enfants. » Quel nom innocent ! Ezr rentra de son sommeil cryo prolongé pour découvrir que c’était devenu pour lui un vrai cauchemar. Qiwi m’avait promis ; comment a-t-elle pu laisser cela se produire ? Mais les directs ressemblaient de plus à plus à des exhibitions dignes d’un cirque.

Et celle d’aujourd’hui risquait d’être encore pire. Avec un peu de chance, ce serait peut-être aussi la dernière.

Ezr entra chez Benny environ mille secondes avant le début de l’émission. Jusqu’au dernier moment, il avait eu l’intention de la regarder depuis sa cabine, mais son masochisme l’avait encore une fois emporté. Il prit place au milieu de la foule et écouta les bavardages en silence.

L’assommoir de Benny était devenu l’institution centrale de leur existence en L1. Il fonctionnait maintenant depuis seize ans. Benny lui-même jouissait d’un cycle de service de vingt-cinq pour cent ; son père et lui se partageaient la gestion de l’établissement avec Gonle Fong et d’autres. Le vieux papier vidéo mural cloquait par endroits et l’illusion d’une vue tridimensionnelle avait quelques lacunes. Ici, tout était d’origine illicite, soit récupéré sur d’autres sites du nuage L1, soit fabriqué à partir de diamants, de glace aqueuse et de neige d’air. Ali Lin avait même trouvé une matrice fongique qui permettait la culture d’un bois incroyable, parfait jusqu’au grain et une approximation des anneaux de croissance. À un moment quelconque pendant la longue absence d’Ezr, le bar et les murs avaient été lambrissés de bois sombre verni. C’était un endroit confortable, très proche de ce que pourraient réaliser des Qeng Ho, s’ils étaient libres…

Sur les tables étaient gravés les noms de gens que vous n’aviez peut-être pas vus depuis des années, des gens dont le service de Veille ne chevauchait pas le vôtre. Le tableau au-dessus du comptoir était une copie, mise à jour en permanence, du Tableau de Veille du Subrécargue Nau. Comme en toutes choses, ou presque, les Émergents utilisaient la notation Qeng Ho standard. Un simple coup d’œil au Tableau vous apprenait dans combien de Msec – en temps objectif ou personnel – vous auriez des chances de rencontrer une personne particulière.

Pendant le séjour hors Veille d’Ezr, Benny avait complété le Tableau. Il montrait maintenant la date araignée actuelle, selon la notation de Trixia : 60//21. La vingt et unième année de la « génération » araignée actuelle – le soixantième cycle solaire depuis la fondation d’une quelconque dynastie. Un vieux proverbe Qeng Ho disait : « On sait qu’on est resté trop longtemps lorsqu’on commence à se servir du calendrier local. » Vingt et un ans depuis le Rallumage, depuis que Jimmy et les autres étaient morts. Après la génération et l’année, il y avait le numéro du jour puis les « heures » et « minutes » ladilles, un système à base soixante que les traducteurs n’avaient jamais daigné rationaliser. À présent, quiconque venait au bar pouvait lire ces indications aussi facilement qu’il pouvait lire un chrono Qeng Ho. On savait à la seconde près quand commencerait l’émission de Trixia.

L’émission de Trixia. Ezr serra les dents. Une exhibition d’esclaves, et le pire dans tout ça, c’était que ça ne gênait personne. Petit à petit, nous sommes en train de devenir des Émergents.

Jau Xin, Rita Liao et une demi-douzaine d’autres couples – dont deux couples Qeng Ho – étaient agglutinés autour de leurs tables habituelles. Les papotages allaient bon train : aujourd’hui, tout pouvait arriver. Assis à la périphérie du groupe, Ezr était à la fois fasciné et dégoûté. À présent, il avait même des amis chez les Émergents. Jau Xin, par exemple. Xin et Liao conservaient une bonne part de l’aveuglement moral émergent, mais ils avaient aussi des problèmes touchants – des problèmes humains. Et, parfois, quand personne d’autre ne risquait de s’en apercevoir, Ezr voyait quelque chose dans les yeux de Xin. Jau Xin était intelligent, avec la tournure d’esprit d’un universitaire. S’il n’avait pas eu la chance de passer au travers de la loterie émergente, ses études à l’université auraient abouti à la Focalisation. La plupart des Émergents pouvaient assumer cette sorte de contradiction ; parfois, Jau n’y arrivait pas.