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Perdue dans ce rêve, Viki ne pouvait détacher ses yeux des travaux. Elle n’en avait eu jusque-là qu’une connaissance indirecte. La petite Victory en avait entendu parler dans les livres, par ses parents, et à la radio. Elle savait que c’était surtout pour cela que tant de gens détestaient sa famille. Ça, et le fait qu’ils soient hors phase étaient les raisons pour lesquelles les enfants ne devaient pas sortir seuls. Papa pouvait bien discourir de l’évolution en action et expliquer à quel point il était important qu’on laisse les petits enfants prendre des risques, et que, dans le cas contraire, le génie ne pourrait pas se développer chez les survivants. L’ennui, c’est qu’il n’y croyait pas. Chaque fois que Viki se lançait dans une entreprise un peu risquée, papa redoublait de prévenances et le projet se transformait en couverture de sécurité capitonnée.

Viki s’aperçut qu’elle gloussait au fond de sa poitrine.

— Quoi ? demanda Brent.

— Rien. Je me disais seulement qu’aujourd’hui on allait voir à quoi ça ressemblait pour de bon, avec ou sans papa.

L’aspect de Brent traduisit l’embarras. De tous les frères et sœurs Underhill, c’était celui qui prenait les règles le plus à la lettre et qui était le plus gêné de les enfreindre.

— Je crois qu’on devrait partir maintenant. Il y a des ouvriers à la surface, et qui se rapprochent. En plus, elle va durer longtemps, la neige ?

Grrr. Viki capitula et suivit son frère dans le labyrinthe des objets prodigieusement massifs qui remplissaient le chantier. Sur le moment, même la perspective de congères de neige n’était pas une attraction irrésistible.

Ils eurent leur première vraie surprise de la journée lorsqu’ils atteignirent finalement un arrêt d’express en service : un peu à l’écart de la foule, Djirlib et Gokna attendaient. Pas étonnant qu’elle n’ait pas pu les trouver ce matin. Ils s’étaient éclipsés sans elle ! Viki traversa tranquillement la place pour les rejoindre en tentant de ne pas paraître le moins du monde troublée. Gokna afficha son habituel sourire prétentieux. Djirlib eut l’élégance de se montrer gêné. Comme Brent, il était l’aîné, et il aurait dû être assez intelligent pour empêcher cette sortie. Ils s’éloignèrent de quelques verges tous les quatre pour échapper aux regards insistants et tinrent conciliabule.

Miss J’en-Sais-Plus :

— Vous en avez mis, du temps ! Vous avez eu du mal à échapper aux Cerbères de Downing ?

Viki :

— Je ne croyais pas que vous auriez eu le culot d’essayer. On a déjà fait des tas de trucs ce matin.

Miss J’en-Sais-Plus :

— Quoi, par exemple ?

Viki :

— Par exemple, on a visité le Nouveau Souterrain.

Miss J’en-Sais-Plus :

— Eh bien…

Djirlib :

— Taisez-vous toutes les deux. Vous ne devriez être dehors ni l’une ni l’autre.

— Mais on est des célébrités de la radio, Djirlib, minauda Gokna. Les gens nous adorent.

Djirlib se rapprocha un peu plus et baissa la voix :

— Arrête. Pour trois auditeurs sur dix qui aiment « La Science racontée aux enfants », il y en a trois que ça inquiète – et il y a quatre tradoques qui peuvent pas vous blairer.

Viki n’avait jamais rien fait de plus marrant que cette émission enfantine à la radio, seulement, depuis l’Honorée Pedure, ce n’était plus pareil. À présent que leur âge était public, c’était comme s’ils étaient obligés de prouver quelque chose. Ils avaient même trouvé d’autres hors-phase – mais, jusque-là, aucun n’avait eu les qualités requises pour l’émission. Viki et Gokna n’avaient pas sympathisé avec les autres jeunes faucheux, même avec les deux qui étaient de leur âge. C’étaient des enfants étranges, peu sociables – presque le stéréotype des hors-phase. Papa disait que c’était la faute à leur éducation, aux années passées à se cacher. C’était le truc qui leur faisait le plus peur, une chose dont elle ne parlait qu’avec Gokna, et encore à voix basse au milieu de la nuit. Et si l’Église avait raison ? Peut-être que Gokna et elle s’imaginaient seulement avoir une âme.

Ils restèrent tous les quatre immobiles un instant à méditer les paroles de Djirlib. Puis Brent demanda :

— Alors, pourquoi tu es ici, Djirlib ?

Venue de quelqu’un d’autre, cette question aurait été une provocation, mais l’affrontement verbal sortait du registre de Brent. C’était de sa part pure curiosité, une demande sincère d’éclaircissements.

Et qui toucha plus profond qu’une simple raillerie.

— Euh… oui. Je vais en ville. Le Musée royal a une exposition sur les Difformes de Khelm… Moi, je ne suis pas un problème. J’ai l’air assez grand pour être en phase.

C’était exact. Si Djirlib n’avait pas la carrure de Brent, il avait déjà un début de fourrure paternelle qui pointait par les fentes de sa veste.

Mais Viki n’allait pas le lâcher si facilement que ça. Elle dressa une main en direction de Gokna :

— Et c’est quoi, ça, alors ? Ton tarant apprivoisé ?

La petite Miss J’en-Sais-Plus afficha un sourire enjôleur. Tout l’aspect de Djirlib exprimait la colère.

— Vous savez quoi ? Vous êtes des zones sinistrées ambulantes, vous deux.

Comment Gokna s’y était-elle prise au juste pour persuader Djirlib de l’emmener avec lui ? La question suscita chez Viki un authentique intérêt professionnel. Gokna et elle étaient de loin les meilleures manipulatrices de toute la famille. C’était pour cela qu’elles s’entendaient aussi mal.

— Nous avons au moins une raison culturelle valable pour notre sortie, dit Gokna. C’est quoi, votre prétexte ?

Viki agita ses mains nourricières à la face de sa sœur.

— On va voir la neige. C’est une expérience instructive.

— Tu parles ! Vous voulez simplement vous rouler dedans !

— Taisez-vous.

Djirlib leva la tête, considéra les divers spectateurs qui attendaient l’express.

— On devrait tous rentrer à la maison.