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Il fit halte chez le forgeron local. L’artisan afficha le même sourire en coin que certains des gens rencontrés sur la route.

— Joli mobile que vous avez là, monsieur.

C’était effectivement un très bel et très coûteux automobile, un Relmeitch flambant neuf. Il était totalement au-dessus des moyens d’un simple étudiant. Sherkaner l’avait gagné dans un casino en dehors du campus. Ç’avait été une affaire hasardeuse. L’aspect de Sherkaner était bien connu dans tous les établissements de jeu autour de Princeton. Les membres de la Guilde des exploitants l’avaient prévenu qu’ils lui briseraient les bras – tous ses bras – si jamais ils le surprenaient encore une fois à jouer dans la ville. Il s’était de toute façon préparé à quitter Princeton… et puis il voulait vraiment faire ses propres expériences avec les automobiles. Le forgeron tourna autour du véhicule, feignant d’admirer les joncs enjoliveurs argentés et les trois cylindres moteurs rotatifs.

— Alors, comme ça, z’êtes un peu loin de chez vous, non ? Qu’est-ce qu’vous allez faire quand ça va s’arrêter de marcher ?

— Acheter du kérosène, pardi !

— Ah ah ! Ça, on en a. Pour les machines agricoles. Mais non, j’veux dire, et si c’t’engin tombe en panne ? Parce que ça leur arrive tout le temps, vous savez. Sont un peu fragiles, ces machins, c’est pas comme des bêtes de trait.

Sherkaner grimaça un sourire. Il apercevait les carcasses de plusieurs mobiles dans la forêt derrière chez le forgeron. Il ne s’était pas trompé d’endroit.

— Ça pourrait être un problème. Mais, voyez-vous, j’ai quelques idées. Des travaux sur cuir et sur métal qui pourraient vous intéresser.

Il décrivit dans leurs grandes lignes deux des idées qui lui étaient venues cet après-midi – des idées faciles à réaliser. Le forgeron l’écouta de bonne grâce, toujours charmé de faire des affaires avec des cinglés. Sherkaner fut cependant obligé de payer rubis sur l’ongle ; par bonheur, les espèces émises par la Banque de Princeton étaient acceptées.

Underhill traversa ensuite la petite ville à la recherche d’une auberge. Au premier abord, c’était un endroit paisible, hors du temps, où il faisait bon vivre. Il y avait une église des Ténèbres traditionaliste, aussi laide et battue par les intempéries qu’elle était censée l’être en ces années. Les journaux en vente au bureau de poste étaient vieux de trois jours. Les manchettes avaient beau être géantes, imprimées en rouge et proclamer à tue-tête la guerre et l’invasion, même un convoi qui passait à grand fracas pour gagner la Commanderie des Terres ne méritait pas une attention excessive.

Il s’avéra que Nuits-sur-Profond était trop petit pour se permettre la moindre auberge. Le propriétaire du bureau de poste lui indiqua les adresses de deux maisons qui hébergeaient les voyageurs pour la nuit. Tandis que le soleil glissait doucement vers l’océan. Sherkaner, perdu dans ce néant, explora la campagne. Si la forêt était somptueuse, elle ne laissait pas beaucoup de place aux cultures. Les autochtones gagnaient un peu de quoi vivre en commerçant avec l’extérieur ; mais ils s’occupaient assidûment de leurs jardins de montagne… et avaient tout au plus trois ans de bonnes récoltes avant que les gelées deviennent meurtrières. Les greniers communautaires locaux semblaient pleins et un flot régulier de chariots faisaient la navette entre la plaine et les collines. Le profond paroissial se trouvait dans ces hauteurs, à une quinzaine de milles. Ce profond n’était pas grand, mais il hébergeait la plupart des habitants de ce coin reculé. Si ces gens ne faisaient pas de provisions suffisantes maintenant, ils mourraient sûrement de faim dans les premières et rigoureuses années de la Grande Ténèbre ; même dans une civilisation moderne, on n’avait pas de pitié pour les individus valides qui avaient négligé d’assurer leur subsistance.

Le soleil couchant le surprit sur un promontoire qui dominait l’océan. Le sol s’abaissait sur trois côtés, descendant au sud dans une petite vallée couverte d’arbres. Sur la crête au-delà du vallon se dressait une maison qui ressemblait à celle décrite par le tenancier du bureau de poste. Mais Sherk n’était pas pressé. Pas encore. C’était le plus beau spectacle de la journée. Il regarda les écossais s’estomper en une gamme réduite de couleurs. La trace du soleil pâlissait à l’horizon opposé.

Puis il exécuta un demi-tour sur place et commença de descendre le chemin de terre abrupt qui menait au vallon. La voûte de feuillage se referma au-dessus de lui… et il aborda son parcours le plus difficile de la journée, même s’il roulait plus vite qu’un faucheux marchant à toutes pattes. Le mobile piquait du nez et dérapait dans des ornières d’un pied de profondeur. La pesanteur et la chance étaient les principales forces qui l’empêchaient de s’embourber. Lorsqu’il atteignit le lit du torrent au fond de la vallée, Sherkaner se demanda sérieusement s’il devait laisser là sa rutilante machine flambant neuve. Il regarda devant lui et sur les côtés : cette route n’était pas abandonnée ; les ornières étaient toutes fraîches.

La paresseuse brise du soir apporta une odeur fétide de charogne et d’ordures en putréfaction. Une décharge ? Bizarre d’imaginer pareille chose en plein désert. Il y avait des piles d’ordures peu identifiables. Mais il y avait aussi une maison délabrée à moitié cachée par les arbres. Ses murs étaient bombés, comme si le bois des poutres n’avait jamais séché. Son toit s’affaissait. Des trous étaient obturés par des mottes de boue. La couverture végétale du sol entre la route et la maison avait été complètement dévorée. Deux osprechs étaient entravés près du ruisseau, juste en amont de la bicoque ; peut-être était-ce là l’explication de l’odeur de charogne.

Sherkaner s’arrêta. Les ornières de la route disparaissaient dans le ruisseau à vingt pieds seulement devant lui. Il resta un instant à contempler le spectacle, abasourdi. Ce devait être d’authentiques ruraux, suprêmement exotiques pour le citadin qu’était Sherkaner. Il commença à descendre du mobile. Les points de vue qu’ils devaient avoir ! Les choses qu’ils pourraient lui apprendre ! Puis il lui vint à l’esprit que si leur point de vue était suffisamment exotique, ces inconnus risqueraient de n’être pas excessivement charmés par sa présence.

En plus… Sherkaner remonta sur son perchoir en douceur et prit soigneusement en mains volant, accélérateur et freins. Les osprechs n’étaient pas les seuls à l’observer. Il regarda à la ronde, sa vision complètement adaptée au crépuscule. Ils étaient deux. Tapis dans les ombres de chaque côté de lui. Pas des animaux, pas des gens. Des enfants ? Cinq et dix ans, peut-être. Le cadet avait encore ses yeux de bébé. Leur regard était toutefois celui d’animaux, de prédateurs. Ils se rapprochèrent doucement du mobile.

Sherkaner emballa son moteur et démarra en catastrophe. Juste avant d’atteindre le petit ruisseau, il remarqua une troisième forme – plus volumineuse – cachée dans les arbres au-dessus de l’eau. C’étaient peut-être des enfants, mais ils jouaient très sérieusement à la guérilla avec embuscade à la clé. Sherkaner donna un coup de volant à droite et le véhicule s’arracha des ornières. Il était sorti de la route – ou peut-être que non. Il y avait d’imprécis sillons rabotés droit devant : l’emplacement véritable du gué !

Il entra dans le courant et l’eau jaillit très haut dans les deux directions. Le gros monstre caché dans les arbres bondit. Un bras démesuré griffa le flanc du mobile, mais la créature atterrit à côté de sa cible. Underhill avait alors atteint la rive opposée et remontait la pente comme une fusée. Un traquenard en règle se terminerait par un cul-de-sac. Or la route continuait et il arriva tant bien que mal à ne pas verser dans le fossé malgré sa vitesse. Il y eut un ultime moment d’angoisse lorsqu’il émergea de sous la couverture des feuillages. La pente s’accentua et le Relmeitch se cabra une seconde, pivotant sur les pneus arrière. Abandonnant son perchoir, Sherkaner se lança en avant, le mobile reprit brutalement contact avec le sol et franchit prestement le sommet de la côte.