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Quarante-cinq

La Ténèbre était sur eux une fois de plus. Hrunkner pouvait presque sentir sur ses épaules le poids des valeurs traditionnelles. Pour les tradoques – et, au tréfonds de son être, il en serait toujours un – il y avait un temps pour naître et un temps pour mourir ; la réalité était cyclique. Et le cycle suprême était le cycle du soleil.

Hrunkner avait déjà vécu deux cycles solaires. C’était un vieux faucheux. La dernière fois que la Ténèbre était venue, il était jeune. Il y avait une guerre mondiale en cours, et il avait vraiment douté que son pays puisse survivre. Et cette fois-ci ? Il y avait des conflits mineurs sur tout le globe. Mais la guerre mondiale n’avait pas éclaté. Si elle éclatait, Hrunkner en serait partiellement responsable. Si elle n’éclatait pas… eh bien, il lui plaisait de penser qu’il serait partiellement responsable de cela aussi.

Quoi qu’il advienne, les cycles étaient à jamais anéantis. Hrunkner salua d’un signe de tête le sergent qui lui tenait la portière et descendit sur les pavés verglacés. Il portait des bottes, des revêtements et des manches épaisses. Le froid lui rongeait les pointes des mains, lui brûlait les voies respiratoires même derrière son réchauffeur d’air. Sa ceinture de collines mettait Princeton à l’abri des chutes de neige les plus importantes ; cette situation et le port fluvial en eau profonde avaient permis à la ville de renaître d’un cycle à l’autre. Mais c’était la fin de l’après-midi en plein été et il fallait fouiller le ciel pour trouver le disque sombre qui était jadis le soleil. Le monde avait dépassé la généreuse douceur des Années du Déclin et même de la Première Ténèbre. Il était au bord de l’effondrement thermique, lorsque tourbillonneraient les tempêtes faiblissantes qui aspireraient les dernières traces d’eau dans l’atmosphère, ouvrant ainsi la voie à des périodes bien plus froides, et à l’immobilité finale.

Les générations précédentes, toute la population, à l’exception des soldats, serait déjà dans les profonds. Même dans sa propre génération, pendant la Grande Guerre, seuls les purs et durs des tunnels avaient combattu si longtemps dans la Ténèbre. Cette fois-ci… eh bien, il y avait des soldats en abondance. Hrunkner avait son escorte militaire personnelle. Et même les gens de la Sécurité affectés à la résidence Underhill étaient en uniforme, de nos jours. Mais ce n’étaient plus des veilleurs chargés de repousser des pillards de fin de cycle. Princeton débordait littéralement. Les nouveaux quartiers résidentiels adaptés à la Ténèbre étaient embouteillés. La ville était animée comme jamais Unnerby ne l’avait connue.

Et l’ambiance ? La peur à la limite de l’affolement alternait souvent avec un enthousiasme frénétique. Les affaires étaient florissantes. Rien que deux jours auparavant, Prosperity Software avait pris une participation dominante dans la Banque de Princeton. Cette acquisition avait sans aucun doute massivement entamé les réserves financières de Prosperity et placé la société sur un terrain auquel ses concepteurs de logiciels ne connaissaient rien. C’était du délire – tout à fait dans l’air du temps.

Les gardes de Hrunkner furent obligés de se frayer un chemin dans la cohue devant l’entrée de la Colline. Même en dehors de l’enceinte de la résidence, il y avait des reporters avec leurs petites caméras quadrichromes accrochées à des ballons gonflés à l’hélium. Ils ne pouvaient savoir qui était Hrunkner, mais ils virent son escorte et la direction qu’il prenait.

— Monsieur, pouvez-vous nous dire… ?

— Terresud a-t-elle menacé de procéder à une frappe préventive ?

Ce reporter tirait sur la ficelle de son ballon, remorquant la caméra jusqu’à ce qu’elle flotte juste au-dessus des yeux de Hrunkner.

Unnerby leva les avant-bras dans un haussement d’épaules soigneusement calculé.

— Comment je saurais ? Je suis qu’un putain de sergent.

En fait, il était toujours sergent, mais cette dénomination ne voulait rien dire. Unnerby était l’un de ces sans-grade qui menaient à la baguette toute une bureaucratie militaire. Jeune officier, il avait déjà repéré pareils individus. Ils lui avaient semblé aussi distants que le Roi lui-même. Maintenant… maintenant, il était tellement occupé que même une visite rendue à un ami devait être planifiée à la minute près et mise en parallèle avec ce qu’elle risquait de coûter en vies humaines dans l’emploi du temps qu’il se devait de respecter.

Sa réplique arrêta les reporters juste assez longtemps pour que son équipe franchisse l’obstacle et grimpe les marches à tous jambages. Il n’empêche qu’il avait peut-être eu tort de parler ainsi. Derrière lui, Unnerby voyait les journalistes se rassembler. Demain, à la première heure, son nom serait sur leur liste. Ah, qu’il était loin le temps où tout le monde croyait que la Colline n’était qu’une annexe chic de l’Université ! Avec les années, le masque avait fini par tomber. La presse croyait désormais tout savoir sur Sherkaner.

Derrière les portes en verre armé, il n’y avait plus d’intrus. Tout s’était soudain calmé et il faisait beaucoup trop chaud pour conserver vestes et jambières. Tandis qu’il se débarrassait de ses vêtements isolants, Unnerby aperçut Underhill et son guidebogue juste au coin du couloir, hors du champ de vision des reporters. Au bon vieux temps, même au summum de sa notoriété radiophonique, Sherkaner serait sorti pour l’accueillir. Mais les consignes de sécurité de Smith étaient désormais strictement appliquées.

— Et voilà, Sherk, je suis venu.

Je viens toujours quand tu m’appelles. Des décennies durant, chaque nouvelle idée avait semblé plus délirante que la précédente – et avait changé le monde une fois de plus. Mais Sherkaner avait lentement changé, lui aussi. La générale lui avait donné le premier avertissement à Calorica, cinq ans plus tôt. Après quoi, il y avait eu des rumeurs. Sherkaner avait peu à peu pris ses distances vis-à-vis de la recherche active. Apparemment, ses travaux sur l’antigravitation n’avaient mené nulle part, et voilà que la Parenté lançait des satellites autosustentés, nom de Dieu !

— Merci, Hrunk, dit-il avec un sourire rapide et nerveux. Junior m’a dit que vous seriez en ville et que…

— Petite-Victory ? Elle est ici ?

— Oui ! Quelque part dans l’immeuble. Vous la verrez.

Sherk conduisit Hrunkner et son équipe dans le couloir principal, sans cesser de parler de Petite-Victory, des autres enfants, des recherches de Djirlib et de la formation de base que recevaient les plus jeunes. Hrunkner essaya d’imaginer à quoi ils ressemblaient. Il s’était écoulé dix-sept ans depuis l’enlèvement collectif… depuis qu’il avait vu les petits faucheux pour la dernière fois.

Ils défilèrent dans le couloir comme une vraie caravane, le guidebogue, en tête, menant Sherkaner, Sherkaner menant Hrunkner et les gens de sa protection rapprochée. La démarche d’Underhill était une lente dérive vers la gauche, corrigée par les douces tractions que Mobiy imprimait constamment à sa laisse. La dysbasie latérale de Sherk n’était pas une maladie mentale ; comme son tremblement, c’était un trouble nerveux primaire. Les hasards de la Ténèbre avaient fait de lui une victime très tardive de la Grande Guerre. Il avait à présent l’apparence et la manière de parler d’un individu plus vieux d’une génération.