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Il termina sous les étoiles du ciel crépusculaire, garé devant la demeure qu’il avait repérée depuis l’autre côté du vallon.

Il éteignit le moteur et resta perché un moment à reprendre son souffle et à écouter le sang qui cognait dans sa poitrine. Telle était la profondeur du silence. Il regarda derrière lui ; personne ne le poursuivait. Mais, réflexion faite… c’était bizarre. La dernière chose qu’il ait vue, c’était le grand escogriffe en train de remonter lentement du ruisseau. Les deux autres étaient repartis dans une autre direction, comme s’il ne les intéressait plus.

Des lumières s’allumèrent sur le devant de la maison. Une porte s’ouvrit et une vieille créature s’avança sur le perron.

— Qui est là ? dit-elle d’une voix ferme.

— Dame Enclearre ? s’étrangla Sherk dans un piaulement. Le tenancier du bureau de poste m’a donné votre adresse. Il a dit que vous auriez une chambre à louer pour la nuit.

Elle contourna le mobile pour jeter un coup d’œil au conducteur.

— Une chambre, j’en ai une. Mais vous arrivez trop tard pour le dîner. Va falloir vous contenter de suçoter un repas froid.

— Ah ! Ça ira comme ça. Ça ira très bien.

— Bon. Finissez donc d’entrer.

Elle gloussa et agita une petite main en direction de la vallée dont Sherkaner venait de s’échapper.

— Sûr que vous avez pas pris le plus court chemin, mon p’tit.

Contrairement à ce qu’elle lui avait annoncé, dame Enclearre lui prépara un bon repas. Ils s’assirent ensuite dans son salon et bavardèrent. L’endroit était propre, mais usé par les ans. Le plancher affaissé n’était pas réparé, la peinture s’écaillait ici et là. C’était une maison au bout de son rouleau. Mais la lueur pâle des veilleuses révéla une bibliothèque installée entre les deux fenêtres à moustiquaire. Elle contenait environ une centaine de titres, essentiellement des livres de lecture pour enfants. La vieille dame (et elle l’était vraiment, née deux générations avant Sherk) était une institutrice de la paroisse en retraite. Son époux n’avait pas survécu à la dernière Ténèbre, mais elle avait produit des enfants – qui étaient maintenant de vieux faucheux eux aussi – dispersés dans toutes ces collines.

Dame Enclearre ne ressemblait pas à une institutrice de la ville.

— C’est qu’j’ai roulé ma bosse ! J’étais plus jeune que vous quand j’ai bourlingué sur la mer de l’Ouest.

Une navigatrice ! Sherkaner écouta avec un respect non dissimulé ses histoires d’ouragans, de grizzards et d’icebergs en éruption. Peu de gens étaient assez fous pour devenir marins, même pendant le Déclin. Dame Enclearre avait eu la chance de vivre assez longtemps pour avoir des enfants. Peut-être était-ce pour cela que, lors de la deuxième génération, elle s’était contentée de faire la classe et d’aider son mari à élever les petits faucheux. Chaque année, elle étudiait les textes prévus pour la classe d’âge suivante, conservant un an d’avance sur les enfants de la paroisse, sans discontinuer, jusqu’à ce qu’ils soient adultes.

Dans cette Clarté, elle avait fait la classe à la nouvelle génération. Lorsque ces élèves furent adultes, elle commençait à vieillir pour de bon. Beaucoup de faucheux survivent jusqu’à la troisième génération ; bien peu en voient la fin. Dame Enclearre était bien trop fragile pour se préparer toute seule à la future Ténèbre. Mais elle pouvait compter sur son église et sur l’aide de ses propres enfants ; elle tenterait sa chance de voir une quatrième Clarté. En attendant, elle continuait ses commérages et sa lecture. Elle s’intéressait même à la guerre – mais en avide spectatrice.

— Qu’on leur mette un tunnel aux fesses, à ces salauds de Tiefs. J’ai deux petites-nièces au front, et je suis très fière d’elles.

Tout en l’écoutant, Sherkaner regarda par les grandes fenêtres de dame Enclearre, garnies d’étamine à maille serrée. Les étoiles, si brillantes dans ces montagnes, et de mille couleurs différentes, éclairaient obscurément les larges feuilles des arbres et les collines au-delà de la forêt. De minuscules fées des bois heurtaient en permanence l’étamine – tic, tic – et il les entendait striduler dans tous les arbres alentour.

Brusquement, un tambour se mit à battre. Le son était puissant, il en percevait les vibrations par le bout de ses pieds et par sa poitrine autant que par ses oreilles. Un deuxième tambour se mit à battre, en synchronisation aléatoire avec le premier.

Dame Enclearre cessa de parler. Elle écouta le tapage d’un air agacé.

— Ça risque de durer des heures, j’en ai peur.

— Vos voisins ?

Sherkaner désigna d’un geste le nord, la petite vallée. Il était intéressant de noter qu’à part son unique commentaire sur le chemin détourné qu’avait pris Sherkaner elle n’avait pas prononcé le moindre mot sur les personnages étranges du vallon.

… Et peut-être qu’elle n’en dirait pas plus à présent. Dame Enclearre se recroquevilla sur son perchoir, observant son premier instant de silence significatif depuis l’arrivée de Sherk. Puis elle dit :

— Vous connaissez l’histoire des Fées des Bois Paresseuses ?

— Bien sûr.

— J’en ai fait un gros morceau du catéchisme, surtout pour les cinq-six ans. Ils trouvent les octopèdes sympas parce qu’elles ressemblent à des gens en miniature. On étudiait comment il leur pousse des ailes, et moi, je leur parlais de celles qui ne se préparent pas à la Ténèbre, celles qui continuent de jouer jusqu’à ce qu’il soit trop tard. J’arrivais à leur faire peur avec cette histoire.

Elle siffla furieusement entre ses mains nourricières.

— On est fauchés comme les blés, par ici. C’est pour ça que je suis partie prendre la mer, et c’est pour ça aussi que je suis finalement rentrée au bercail, pour essayer de me rendre utile. Y a eu des années où on me payait tout mon salaire d’instit en bons de la coopé agricole. Mais je veux que vous sachiez, mon petit, qu’on est des gens bien… Sauf que, par ci, par là, y a des faucheux qui choisissent d’être des vermines. Y en pas beaucoup, et ils sont en général planqués dans les montagnes.

Sherkaner lui relata l’embuscade au fond du vallon.

Dame Enclearre hocha la tête.

— Je me suis dit que c’était quelque chose dans ce goût-là. Z’êtes monté ici comme si vous aviez le feu au postérieur. Z’avez eu de la chance de vous en être sorti avec votre mobile, mais vous ne risquiez pas grand-chose. J’veux dire que si vous vous laissiez faire, peut-être qu’ils finiraient par vous tuer à coups de pieds, mais, en réalité, y sont trop feignants pour être vraiment dangereux.

Ça alors ! Des pervers, des vrais. Sherkaner essaya de ne pas se montrer intéressé.

— Alors, ce bruit, c’est…

Enclearre balaya le vide d’un geste méprisant.

— De la musique, allez savoir. M’est avis qu’ils ont dégotté un stock de bave roteuse y a quelque temps. De la drogue. Mais, ça, c’est rien qu’un symptôme – même si ça m’empêche de dormir la nuit. Vous savez pourquoi c’t’engeance, c’est vraiment de la vermine ? Ils ne se préparent pas à la Ténèbre… et ils condamnent à mort leurs propres enfants. Ces deux-là au fond du vallon, c’est des gens des collines qui ne pouvaient pas encaisser l’agriculture. De temps en temps, ils jouaient les forgerons, ils allaient de ferme en ferme, ils travaillaient uniquement quand ils ne pouvaient rien voler. On se la coule douce dans les années moyennes du soleil. Et ils forniquent tout ce qu’ils peuvent, ils crachent des marmots en série sans s’arrêter…