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Elle rit brusquement et son attention sembla retourner au présent.

— Et maintenant, je suis une dame plutôt âgée, recroquevillée dans un réseau de mensonges. Et l’heure est finalement venue de désobéir aux ordres de Strut.

— Madame, le conseil du général Greenval est plus pertinent que jamais. Votre place est ici.

— J’ai… j’ai laissé pourrir la situation. C’était une décision personnelle, personnelle et nécessaire. Mais si je me rends maintenant à Pleinsud, il y a des chances que je puisse sauver quelques vies.

— Mais si vous échouez, vous mourrez et nous aurons certainement perdu la partie !

— Non. Si je meurs, il y aura un massacre, mais nous triompherons quand même.

Elle referma d’un coup sec les couvercles de ses afficheurs.

— Nous partons dans trois heures. Rendez-vous au site de lancement des courriers numéro quatre.

Hrunkner faillit hurler de frustration.

— Prenez au moins des précautions spéciales. La jeune Victory et…

— L’équipe Lighthill ? dit-elle avec un mince sourire. Sa réputation commence à se répandre, n’est-ce pas ?

Hrunkner ne put s’empêcher de sourire à son tour.

— Euh… oui. Personne ne sait exactement ce qu’ils sont capables de faire… mais ils semblent aussi farfelus que nous l’étions dans nos meilleurs moments.

Des histoires circulaient sur leur compte : les unes flatteuses, d’autres moins, mais toutes délirantes.

— Vous ne les détestez pas vraiment, n’est-ce pas, Hrunk ? dit-elle avec une pointe d’étonnement dans la voix. Ils auront des choses plus importantes à faire pendant les prochaines soixante-quinze heures… Sherkaner et moi-même avons créé la situation actuelle, par choix délibéré, au fil de nombreuses années. Nous en connaissions les risques. Le moment est venu de faire les comptes.

C’était la première fois qu’elle mentionnait Sherkaner depuis qu’Unnerby était entré dans le bureau. La collaboration qui les avait amenés si loin s’était brisée, et la générale ne comptait plus que sur elle-même.

La question n’avait pas de sens, mais Hrunkner ne put s’empêcher de la poser :

— En avez-vous parlé avec Sherkaner ? Que fait-il en ce moment ?

Smith resta silencieuse, le regard impénétrable. Puis elle dit :

— Il fait de son mieux, sergent. De son mieux.

Le ciel nocturne était limpide même à l’aune des normes de Paradise Island. Obret Nethering contourna prudemment la tour au sommet de l’île puis vérifia le matériel pour la séance de la nuit. Sa veste et ses jambières chauffées n’étaient pas particulièrement volumineuses, mais si son réchauffeur d’air tombait en panne, ou si le câble d’alimentation qui traînait derrière lui était sectionné… Bon, il ne mentait pas quand il disait à ses collaborateurs qu’ils perdraient un bras, un jambage ou un poumon – irrémédiablement gelés – en quelques minutes. La Ténèbre était dans sa cinquième année. Il se demanda si, même pendant la Grande Guerre, il y avait eu des gens encore éveillés à une date aussi tardive.

Nethering interrompit son inspection ; après tout, il était un peu en avance sur son programme. Il s’immobilisa dans le froid silence et contempla sa spécialité : la voûte céleste. Vingt ans auparavant, lorsqu’il commençait tout juste ses études à Princeton, Nethering voulait être géologue. La géologie était la mère des sciences et, dans cette génération, avec toutes ces excavations monstrueuses et une exploitation minière intensive, elle était plus importante que jamais. L’astronomie, en revanche, était l’apanage des excentriques, des marginaux de la science. L’orientation naturelle des gens raisonnables était de regarder vers le bas, de préparer les profonds les plus sûrs dans lesquels on puisse survivre à la prochaine Ténèbre. Qu’y avait-il à voir dans le ciel ? Le soleil, certainement, origine de toute vie et source de tous les problèmes. Mais, à part cela, rien ne changeait. Les étoiles étaient des objets insignifiants immuables, sans aucun rapport avec le soleil ni rien à quoi on puisse s’intéresser.

C’est alors que, dans sa deuxième année de licence, Nethering avait rencontré le vieux Sherkaner Underhill et que toute sa vie en avait été à jamais changée – bien qu’en l’occurrence Nethering ne soit pas un cas isolé. Il y avait dix mille étudiants, et pourtant, d’une manière ou d’une autre, Underhill arrivait toujours à atteindre des individus. Ou alors, c’était peut-être l’inverse : Underhill était une telle source flamboyante d’idées délirantes que certains étudiants se rassemblaient autour de lui comme des fées des bois autour d’une flamme. Underhill soutenait que tout l’édifice des mathématiques et de la physique avait pâti du fait que personne ne comprenne la simplicité de l’orbite de la terre autour du soleil ni le mouvement intrinsèque des étoiles. S’il y avait eu ne serait-ce qu’une seule autre planète pour alimenter des hypothèses… eh bien, le calcul intégral aurait pu être inventé dix générations plus tôt et non deux. Et la folle explosion technologique de la génération actuelle aurait pu s’étaler plus calmement sur de multiples cycles de Clarté et de Ténèbre.

Évidemment, les assertions scientifiques d’Underhill n’étaient pas entièrement neuves. Cinq générations plus tôt, avec l’invention du télescope, l’observation des étoiles binaires avait révolutionné la compréhension du temps. Mais Underhill excellait à trouver de nouvelles méthodes pour réconcilier entre elles les idées anciennes. Le jeune Nethering avait été progressivement détourné du droit chemin de la géologie, jusqu’à tomber amoureux du vide d’En-Haut. Plus on comprenait la nature réelle des étoiles, plus on comprenait à quoi devait vraiment ressembler l’univers. Et, de nos jours, si on savait où les chercher, et avec les instruments appropriés, toutes les couleurs du spectre étaient visibles dans le ciel. Ici, sur Paradise Island, l’ultrarouge des étoiles brillait plus franchement que nulle part ailleurs dans le monde. Avec les grands télescopes qu’on construisait maintenant et l’absence de turbulences due à la sécheresse des couches supérieures de l’atmosphère, Obret avait parfois l’impression qu’il pourrait voir jusqu’au fond de l’univers.

Ah ! Au ras de l’horizon nord-est, un mince panache d’aurore boréale s’étirait vers le sud. Il y avait une boucle magnétique permanente au-dessus de la mer du Nord, mais, cinq ans après le début de la Ténèbre, les aurores étaient exceptionnelles. En bas, à Paradise Town, les rares touristes restants devaient pousser des oh ! et des ah ! en voyant le spectacle. Pour Obret Nethering, ce n’était qu’une gêne inattendue. Il regarda le phénomène une seconde de plus et commença à se poser des questions. La lumière était terriblement cohésive, surtout à l’extrémité nord, où elle s’étrécissait jusqu’à devenir presque ponctuelle. Hum. Si la séance de cette nuit était fichue pour de bon, peut-être qu’ils devraient mettre en batterie le télescope ultrableu et examiner le phénomène de près. On ne sait jamais à l’avance quand on va découvrir quelque chose de génial.

Nethering tourna le dos au parapet et se dirigea vers l’escalier. Il y eut un bruyant fracas métallique, comme si cent combattants gravissaient les marches… mais, plus vraisemblablement, c’était Shepry Tripper et ses quatre bottes de randonnée. Un instant plus tard, le collaborateur de Nethering bondit à l’air libre. Shepry avait juste quinze ans et était aussi hors phase qu’un enfant puisse l’être. Il fut un temps où Nethering n’aurait pu s’imaginer en train de parler à pareil monstre, encore moins de travailler avec lui. Mais, là aussi, son séjour à Princeton avait changé sa perspective. Maintenant… bon, Shepry était encore un enfant et ignorait tellement de choses. N’empêche qu’il y avait comme une force brute dans son enthousiasme. Nethering se demanda combien d’années de recherche étaient perdues à la fin du Déclin parce que les chercheurs les plus jeunes atteignaient déjà l’âge mur, commençaient à créer des familles et étaient trop engourdis pour donner à leur travail l’intensité nécessaire.