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Négligemment accoudée dans la pénombre derrière le fizz-bar, Victory Lighthill regardait le panorama de la vidéo commerciale sur le mur opposé. Le trait le plus inhabituel du club était peut-être le fait qu’elle y soit acceptée. Lighthill avait le grade de lieutenant, et était donc la bête noire et l’ennemie naturelle de nombreux sous-offs. Or la tradition en vigueur disait que, si un officier faisait abstraction de son grade et était invité par un sous-off, la présence de cet officier était tolérée.

Tolérée, certes, mais dans le cas de Lighthill, pas vraiment bienvenue. La réputation de son équipe en matière d’inspections inopinées et ses liens privilégiés avec le Directeur des Renseignements n’avaient rien pour mettre à l’aise le soldat moyen. Mais les autres membres de son équipe étaient des sous-offs, non ? Ils étaient actuellement dispersés dans le club, affublés chacun d’une sacoche de voyage ventrue. Pour une fois, les autres sous-offs leur parlaient, même s’ils ne les fréquentaient pas véritablement. Même ceux qui n’étaient pas des Renseignements savaient que la situation était au bord de la catastrophe… et la mystérieuse équipe Lighthill devait sûrement avoir des informations de première main.

— C’est Smith qui est à Pleinsud, hasarda un sergent-chef assis au bar. Qui ça pourrait être d’autre ?

Il hocha la tête en direction d’un des caporaux Lighthill et attendit une réaction. Le caporal Suabisme se contenta de hausser les épaules ; il avait l’air très innocent et – pour les tradoques – indécemment jeune.

— Je ne pourrais pas vous le dire, sergent. Sincèrement.

Le sergent-chef tordit ses mains nourricières dans une moue méprisante.

— Ah bon ? Alors, comment se fait-il que vous portez tous des sacoches de voyage, vous autres tire-au-flanc de Lighthill ? Moi je dirais que vous attendez de grimper dans un aéro pour une destination ou une autre.

C’était le genre de coup de sonde qui inciterait normalement Viki à agir, soit pour mettre Suabisme sur la touche soit – si besoin était – pour réduire au silence l’indiscret sergent. Mais dans l’enceinte du club des sous-officiers, Lighthill n’avait aucune autorité. En outre, s’ils se trouvaient là, c’était pour être officiellement invisibles. Toutefois, au bout d’un moment, le sergent-chef comprit qu’il ne pourrait pas susciter de révélations accidentelles de la part du jeune soldat et se retourna vers ses camarades assis au bar.

Viki poussa un soupir discret. Elle se recroquevilla jusqu’à ce que le haut de ses yeux affleure le niveau du comptoir. Le fizz-bar commençait à se remplir, l’impact des boules de salive dans les crachoirs faisait comme une musique d’ambiance. On parlait peu, on riait encore moins. En dehors du service, les sous-officiers étaient censés être de joyeux lurons, mais les pauvres faucheux n’avaient pas la tête à la gaudriole. La télévision accaparait l’attention de tous. La coopérative des sous-offs avait acheté le tout dernier modèle de vidéo multiformat. Dans la pénombre derrière le bar, Viki sourit malgré elle. Si le monde parvenait à survivre ne serait-ce que quelques années de plus, pareil équipement serait aussi performant que le matériel de vidéomancie avec lequel papa s’amusait.

La télé pompait les infos d’un site de presse privé. Une fenêtre montrait l’image grossière prise par une caméra de location à l’aéroport de l’ambassade à Pleinsud. L’aéronef qui se laissait glisser sur la piste était d’un type que Lighthill elle-même n’avait vu que deux fois auparavant. Comme bien des choses, il était en même temps secret et frappé d’obsolescence. La presse y avait à peine fait allusion. Sur la fenêtre principale, une éditorialiste se félicitait de ce scoop et émettait des hypothèses sur l’identité du personnage que transportait le poignard volant.

— Ce n’est pas le Roi lui-même, quoi que puissent dire nos concurrents. Le dispositif que nous avons mis en place pour couvrir le palais et les aérodromes de Princeton aurait détecté le moindre déplacement de la part de la Maison royale. Qui donc arrive en ce moment à Pleinsud ?

La présentatrice se tut et les caméras se rapprochèrent, entourant la partie antérieure de son corps. L’image s’agrandit et déborda sur les affichages voisins. Cette manœuvre donnait brusquement l’impression d’une conversation intime.

— Nous savons maintenant que l’émissaire est le directeur du Service des Renseignements royaux, Victory Smith.

Les caméras reculèrent légèrement.

— Nous disons donc aux responsables de l’information royale : vous ne pouvez rien cacher à la presse. Vous feriez mieux de nous donner libre accès aux informations. Permettez à la population de suivre les entretiens de Smith avec les Terresudiens.

Une autre caméra montrait l’intérieur d’un hangar : celui de l’ambassade, où le poignard volant de maman avait été remorqué dès son atterrissage ; les portes hermétiques étaient en train de se refermer. La scène ressemblait à un diorama construit à partir de jouets d’enfant : l’aéronef futuriste, les tracteurs à carrosserie fermée qui évoluaient sur le vaste sol du hangar. On ne voyait de gens nulle part. Ils ne sont sûrement pas obligés de pressuriser tout cet espace ? Même dans l’œil de l’ouragan sec, la pression ne pouvait être aussi basse. Mais, au bout d’un moment, des soldats jaillirent d’une camionnette. Ils poussèrent un escalier mobile contre le flanc de l’engin effilé. Dans le club des sous-officiers, toutes les conversations cessèrent brusquement.

Un soldat monta jusqu’à l’écoutille centrale de l’aéronef. Elle s’entrouvrit, et… l’image donnée par la caméra de location s’effaça, remplacée par le Sceau royal.

Il y eut des rires surpris, puis des applaudissements et des vivats.

— Un point pour la générale ! cria quelqu’un.

Ces faucheux voulaient comme tout le monde savoir ce qui se passait à Pleinsud, mais ils conservaient une rancune tenace à l’égard des agences de presse et se sentaient personnellement offensés par ces toutes dernières révélations.

Viki observa les membres de son équipe. La plupart regardaient la télévision, mais sans grand enthousiasme. Ils savaient déjà ce qui se passait et – comme l’avait pressenti le sergent-chef Grande-Gueule – ils s’attendaient à passer eux-mêmes à l’action très bientôt. Malheureusement, la télévision ne pouvait guère les aider en la matière. Au fond de la pièce, loin du fizz-bar et de la vidéo, un noyau de joueurs invétérés s’accrochaient à leurs consoles. Trois des gens de Lighthill étaient du nombre. Brent était là depuis qu’ils avaient commencé à ronger leur frein. Il était penché sur l’affichage d’un jeu personnalisé et le casque lui recouvrait presque entièrement la tête. À le voir, on ne se serait jamais douté que le monde était à deux doigts de la destruction.

Viki descendit de son perchoir et se dirigea tranquillement vers les consoles de jeux.

En trente-cinq ans d’existence, l’assommoir de Benny n’avait jamais connu de moment plus exaltant. Mais, qui sait, peut-être qu’après ça nous allons continuer et en faire un commerce tout ce qu’il y a de réglo. Il s’était passé des trucs plus étranges. L’assommoir avait servi de centre socioculturel à leur insolite communauté. Très bientôt, cette communauté allait inclure une autre race, la première race d’outre-espace technologiquement avancée que l’Humanité ait jamais rencontrée. L’établissement pourrait très bien devenir l’élément central de cette prodigieuse combinaison.